Deux villages avalés par la guerre : la percée russe au cœur de l’Ukraine centrale fait trembler Dnipropetrovsk
Auteur: Maxime Marquette
Le silence brisé au matin : Maliyevka rayée de la carte
L’aube s’est arrachée d’un seul cri – un silence crevé, haché par la décharge d’artilleries et les éclats d’un feu qui n’a rien de naturel. Au centre industriel de l’Ukraine, dans les terres censées être à l’abri, la frontière s’est effondrée. Hier encore, le nom de Maliyevka glissait comme une évidence géographique, une virgule tranquille dans le recensement des villages. Cette nuit, il est devenu une plaie ouverte. L’armée russe ne se contente plus d’encercler : elle s’infiltre, elle grignote, elle efface. Les cartes ne suffisent plus à embrasser cette réalité mouvante où chaque repère familial devient cible, chaque grange hypothèque stratégique. Les premiers bilans, timides, sont étouffés sous le vacarme des ruines : pas une âme dans les rues, les sirènes se mêlent aux pleurs, et l’on devine, derrière chaque rideau fermé, la peur qui palpite. La province de Dnipropetrovsk, farouche, tombe de haut : c’est la première fois depuis l’invasion de 2022 qu’un village tombe sous la main russe, ici, si loin du front originel.
Au-delà du choc physique de la prise, ce sont aussi les effets secondaires qui frappent : électricité coupée, logistique suspendue, axes routiers qui se contractent, habitants sommés par les autorités de fuir ou d’attendre, selon l’absurdité des ordres contradictoires. Dans les mines alentour, où le charbon pulse normalement tout l’ouest du pays, le travail s’arrête, les exportations piquent du nez. L’insécurité diffuse gagne jusqu’aux plus sceptiques : la vie ordinaire, désormais, est une anomalie fragile.
Et pourtant, derrière chaque mur fissuré, des voix résistent, des transmissions radios piratent le brouillard électromagnétique, on s’organise, on racle les fonds de tiroirs pour un peu de farine, une batterie de plus. On tient par réflexe, par fierté – ou bien parce qu’on n’a plus le choix.
Zeleny Gai engloutie : le verrou du Donetsk saute
Même scénario, même désastre à peine voilé : Zeleny Gai, autrefois bourg tranquille posant le pied sur la frontière de Donetsk, n’est plus qu’un écho amplifié de la débâcle au nord. Ici, pas d’héroïsme spectaculaire : la défense, rongée de l’intérieur par l’incertitude, n’a pu qu’observer ce front mobile, insidieux, progresser jusqu’à rompre tout espoir de repli coordonné. Pour les Russes, il ne s’agit pas d’un gain arithmétique. C’est une tête de pont vitale, une bretelle stratégique qui ouvre la route vers de plus grandes saignées territoriales. Le commandement ukrainien s’était échiné, semaine après semaine, à renforcer ce verrou : patrouilles, drones de surveillance, tranchées creusées à la hâte. Rien n’a suffi. Un village de plus passe aux mains de Moscou.
Le plus glaçant, c’est l’après. Après la prise, la désolation : les Russes ne trouvent dans les rues désertes que des gravats, parfois une couverture, un jouet oublié. Les journalistes n’ont plus qu’à compter les fenêtres brisées, les familles parties à pied, et relever la trace des tanks dans le bitume. Le Donetsk, occupé depuis 2014 dans sa partie orientale, sent brutalement la marée s’étendre : c’est l’annonce d’une guerre désormais hors limites.
Autour, les échanges de tirs redoublent. Les Ukrainiens minent les derniers accès, détruisent eux-mêmes les ponts, ralentissent la progression par tous les moyens du bord. C’est la résistance de la terre incendiée – la peur d’un exode définitif.
Le prix humain : des familles poussées à l’exil, la routine effritée
On pourrait croire, à entendre l’état-major russe, qu’il s’agit de conquêtes logiques, de pièces déplacées sur un plateau. Mais la réalité fond sous la rhétorique : la chair de ces villages, ce sont des familles chassées trop vite, des enfants arrachés à l’école, des vies pendues au fil ténu d’un couloir humanitaire improvisé. Quatre morts sur la seule nuit – bilan provisoire – et des centaines de déplacés, privés d’eau, d’accès médical, traînant derrière eux le peu de ce qui reste à sauver.
Les autorités ukrainiennes, d’abord incrédules, ordonnent aux femmes et aux enfants d’évacuer tout ce qui touche à la nouvelle ligne de front. Le déracinement est déchirant, éparpillant les liens du quotidien, fragilisant l’arrière-pays. La guerre n’est plus question de bravade mais d’endurance glacée.
Au fil des heures, la situation se détériore : premières pénuries dans les hôpitaux, afflux dans les centres d’accueil surchargés, bus qui n’arrivent plus que très tard, s’ils arrivent. À la gare de Dnipro, ce ne sont plus seulement des regards inquiets : ce sont des visages hagards, eau dormante d’une routine suspendue qui ne reviendra plus. Ceux qui partent ne sont pas sûrs de ce qu’ils retrouveront, ni de ce à quoi ils peuvent encore croire.
La pénétration russe : une rupture stratégique en plein cœur industriel

L’offensive d’été : drones et artillerie brisent la routine
Ce qui frappe, c’est la mécanique nouvelle de cette avancée. Finis les assauts massifs, les colonnes lourdes à perte de vue. La Russie s’appuie désormais sur des essaims de drones, capables de saturer les défenses, d’épuiser la logistique ukrainienne, d’imposer une fatigue sans répit. Inlassablement, l’artillerie martèle, découpe les lignes, accélère la dépopulation des campagnes. Le terrain perdu l’est souvent après des semaines de grignotage, de frappes ciblées, d’infiltration sourde.
Maliyevka n’a pas basculé en une nuit ; c’est l’aboutissement d’un travail de sape, où chaque position ukrainienne était disloquée, isolée, puis contournée. L’ironie cruelle, c’est que ces villages tombent pour ne laisser que des ruines, des cendres, des souvenirs vides – non pas des conquêtes, mais des stigmates. La stratégie, pourtant, fonctionne : chaque prise accentue la pression, fragilise la ligne, mine le moral de ceux qui pensaient encore que le cœur industriel était imprenable.
En arrière-plan, la météo joue son rôle. L’été transforme le sol en piège, les nuits courtes n’offrent plus de répit, les incendies se propagent lentement. Ce n’est plus une guerre de tranchées figée, mais une mobilité furtive, alimentée par une brutalité technique qui ne fait pas de quartier.
L’économie ukrainienne à genoux : l’ombre portée de Dnipropetrovsk
L’enjeu de cette percée n’est pas seulement territorial. Dnipropetrovsk, ceinturée de charbonnages et d’usines énergétiques, est la colonne vertébrale de l’économie ukrainienne. Le moindre village perdu, loin d’être anodin, grignote la capacité à produire, à vendre, à exporter – tout ce qui fait tourner la grille électrique, tout ce qui permet aux salaires d’être payés, aux marchés de fonctionner encore.
Les experts s’inquiètent : en s’avançant dans ce bassin minier, Moscou prive Kyiv de ses nerfs industriels. Les coupures d’électricité se multiplient, le charbon n’alimente plus que partiellement les centrales. Les investissements étrangers, déjà rarissimes, s’effondrent. Il ne s’agit pas d’un épiphénomène mais d’un basculement structurel : perdre pied à Dnipropetrovsk, c’est accepter l’asphyxie lente du pays.
L’effet domino menace : chaque avancée rapproche la ligne de feu de la grande ville de Dnipro – poumon industriel, nœud logistique, véritable emblème de la résilience ukrainienne. Pour l’heure, les troupes russes en sont encore loin – 200 kilomètres – mais l’angoisse monte. La déflagration du front se lit jusque dans les cours de la bourse, dans la volatilité du prix du fret, dans les entretiens anxieux des PDG d’usines déjà à l’arrêt.
La spirale de l’exode : les autorités ordonnent la fuite organisée
La prise de ces deux villages ne se lit pas seulement à l’aune des kilomètres carrés grignotés : elle se lit dans l’exode, dans la déréalisation du quotidien. Depuis la reprise des hostilités, les autorités ukrainiennes multiplient les appels à l’évacuation – en priorité, les femmes et les enfants, puis les personnes âgées, puis quiconque n’a plus rien à perdre. La routine de l’exil devient une mécanique nationale, presque ordinaire.
Les trains évacuent discrètement, la nuit, à la lumière de lampes de poche, pour éviter d’attirer l’attention des drones. Sur les routes, on croise des files de bus, des camions dépareillés, des poussettes abandonnées devant les commissariats saturés. Le cœur se serre devant l’évidence : en 2025, l’Europe connaît un nouveau déplacement massif de population, sans battage médiatique, sans plan d’accueil.
Les manœuvres diplomatiques et les fissures du narratif

L’appel au cessez-le-feu ignoré : Istanbul, scène d’un dialogue de sourds
En marge du front, une autre bataille s’effiloche : celle des négociations. Istanbul devait incarner un espoir, un pas vers quelque chose d’apaisé. Pourtant, la prise des villages le démontre cruellement : les diplomates brassent du vent, incapables d’infléchir le tempo de la guerre. Les appels américains à la cessation des hostilités résonnent comme une prière dans le désert. Moscou avance, Kyiv temporise, le reste du monde observe, impuissant.
Tout dialogue bute sur la réalité charnelle du terrain. Pour Kyiv, il n’est pas question d’envisager un répit tant que le danger menace Dnipro et tout le sud industriel. Moscou, enhardie par ses progrès, n’a aucune incitation à ralentir. Les positions se crispent, les tables rondes se vident de sens réel.
Le résultat, palpable : ceux qui croyaient encore à la volonté internationale de contenir la guerre doivent se faire une raison. L’Europe s’inquiète, mais n’agit pas assez vite ; les États-Unis pontifient, mais se heurtent à la lassitude d’opinions déjà repues de mauvaises nouvelles.
La guerre de l’information : entre propagande russe et démentis ukrainiens
Face aux avancées du front, le narratif se tend : chaque camp surenchérit. Moscou parle de « libération », de « victoire inéluctable », enfilant les prises de villages comme des trophées. Les chaînes officielles russes s’empressent de montrer la désolation en la transformant en prouesse, minimisent les pertes civiles et promettent un ordre retrouvé. Côté ukrainien, la prudence l’emporte : on parle de « replis tactiques », on évite l’aveu de débâcle, on insiste sur la résistance, sur les frappes de contre-offensive, sur le fait que chaque mètre gagné par l’adversaire est payé « au prix fort ».
Au milieu, l’information véritable se dilue : difficile de vérifier l’état réel des villages conquis, d’établir une cartographie fiable du front, de donner la parole à ceux qui, sur place, subissent la double violence du feu et du non-dit. Le brouillard de la guerre n’est plus seulement chose de champ de bataille : c’est un phénomène médiatique, viral, où chaque hashtag sème la confusion.
Seuls restent, persistants, quelques témoignages épars, des vidéos arrachées à la censure, des cris étouffés dans le vacarme numérique. À la fin, la lassitude s’infiltre dans toutes les conversations : à quoi bon raconter l’indicible ?
L’Europe inquiète, la région sous tension
L’avancée russe, trop près de Dnipro, ne laisse pas le continent indifférent. Les chancelleries occidentales redoutent que le prochain objectif soit cette métropole – un assaut qui transformerait le conflit en drame continental. Les analystes sonnent l’alerte : la progression ennemie met en péril les filières minières, énergétiques, mais aussi la stabilité de l’arrière-pays ukrainien.
Certains prédisent un effet domino qui dépasserait la guerre : migrations massives, crises énergétiques, nouvelle vague d’instabilité politique. D’autres tentent d’adopter un ton plus mesuré, misant sur la capacité de résistance ukrainienne. Le temps, pourtant, joue en faveur d’un bouleversement profond.
Face à cela, l’assistance occidentale se fait attendre. Les gros titres promettent, les livraisons tardent. Sur le terrain, la population ne croit plus trop aux promesses paresseuses d’un monde extérieur engourdi dans sa propre crise d’indifférence.
Conclusion – Dnipropetrovsk vacille : ce que la chute de deux villages dit de l’Ukraine de demain

Le cœur industriel menacé, la guerre change d’ère
La prise de Maliyevka et de Zeleny Gai signe une étape. Il ne s’agit pas seulement de localités perdues sur un front immense ; il s’agit de la perméabilité nouvelle du bassin industriel ukrainien, de la démonstration que rien n’est à l’abri, que rien n’est définitivement sanctuarisé. Moscou avance, Kyiv recule – mais le prix est partout, la souffrance se propage.
Le tissu productif se déchire, la logistique vacille, et la population peine à tenir la cadence d’un déplacement forcé qui ne dit pas son nom. L’Europe, spectatrice inquiète, comprend qu’à travers ces villages, c’est la stabilité continentale qui est en jeu. Les sirènes d’alarme, désormais, ne manquent plus seulement d’électricité ; elles pourraient aussi manquer de réponse.
Rien n’est gravé dans le marbre. Le front avancera, reculera, les villages changeront peut-être mille fois de main. Mais la cicatrice demeurera. Maliyevka, Zeleny Gai : deux noms simples, devenus, pour une nuit au moins, synonymes d’une ère où la paix n’existe plus que dans les livres d’histoire.
Je flâne, pour finir, dans la mémoire de ces toponymes, écorchés, repris, recontrés mille fois par les télégraphes de la guerre. Je refuse de céder à la facilité du fatalisme. Peut-être, un jour, dira-t-on que tout a commencé ici – dans la fine poussière d’un village central, avalé sans bruit par la violence du monde. En attendant, il reste la nécessité d’informer, de témoigner, de ne pas oublier. Car c’est dans l’entêtement de la mémoire que s’invente parfois la prochaine victoire.