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Effondrement silencieux : les pertes russes inavouées saignent l’Ukraine et exaspèrent le monde
Credit: Adobe Stock

L’invasion comme point de non-retour

Depuis que la Russie a lancé son invasion massive de l’Ukraine le 24 février 2022, tout s’est figé puis fracassé sur les lignes de front. Les chiffres déferlent comme des vagues de larmes : plus d’un million cinquante-quatre mille soldats russes – oui, ce n’est pas une coquille – ont été tués, blessés ou rendus inaptes au combat selon l’état-major ukrainien, recoupé par l’ensemble de la presse internationale. Ce n’est pas un film. Ce n’est pas une statistique. C’est le fracas d’une génération dissoute, dévastée, qui s’effrite dans la boue du Donbass et l’indifférence glacée des cabinets moscovites. Les rues de Marioupol, Bakhmout ou Kharkiv portent le poids sourd de ces chiffres : on prétendait changer l’ordre mondial, on pulvérise des vies par centaines chaque matin.

Les experts dégainent des comparaisons choc : la Russie a perdu en Ukraine plus de soldats que dans tous ses conflits modernes cumulés, de l’Afghanistan à la Tchétchénie — une hémorragie humaine sans précédent. On siffle, on se tait, on détourne parfois les yeux. Il reste les familles, les proches, les mères qui n’attendent même plus, dans des provinces coupées du monde, le retour de fils partis « volontaires ». La mécanique de la guerre broie tout sur son passage, y compris la vérité : côté russe, on multiplie les euphémismes, on gomme les chiffres officiels. Mais la réalité, elle, suinte des fosses communes.

Je répète, un million cinquante-quatre mille. Et plus de 421 avions, des milliers de chars, armures, blindés, drones et véhicules détruits. Les paysages agricoles, industriels ou ruraux sont devenues des scories, à chaque nouveau rapport d’état-major, c’est un peu plus de chair, un peu plus de fer — broyés sur place dans une logique d’acharnement absurde, de rage irrationnelle. Les commentateurs parlent d’un « bourbier de la modernité », mais que savent-ils vraiment ?

Derrière le rideau d’acier, le déni et les fractures russes

Du côté de Moscou, la communication flirte avec la dystopie. Le Kremlin ne reconnaît quasi aucune perte, les statistiques officielles sont gelées depuis des mois ; le ressenti sur le terrain, dans les casernes, est tout autre. Les réseaux de médias indépendants prouvent — malgré la censure et les arrestations de journalistes — que l’armée russe envoie sans relâche des vagues de mobilisés, de mercenaires, parfois de prisonniers, qui tombent en masse pour quelques mètres gagnés ou reperdus. La tension monte dans la société : la mobilisation a avalé plusieurs générations, le gouffre démographique s’ouvre sous les pieds d’une Russie silencieuse, où l’anxiété se propage, palpable, jusque dans les discours policés du Kremlin.

Dans les bus, dans les écoles, dans les églises de villages — il manque des hommes. La propagande martèle qu’il s’agit d’un « combat existentiel », mais les cercueils rapatriés plombent l’atmosphère. On célèbre les héros morts comme s’ils n’avaient rien à voir avec les disparitions de voisins, d’amis, de fils. Les contradictions brûlent dans chaque foyer : comment continuer à croire à la victoire, lorsque jusqu’aux grandes villes des morts inconnus sont enterrés tous les jours ? Un gouffre, un effroi, une honte sourde — personne ne veut vraiment le regarder en face.

Plus de 440 mille véhicules et blindés russes détruits. La dimension industrielle du conflit prend le relais de la tragédie humaine, mais elle devient presque une abstraction. Sur le terrain, c’est la realité physique qui brutalise, qui détruit, qui balaye les convictions et les rêves d’empire. Si la Russie pensait imposer sa loi, elle s’est heurtée à l’incompressible : une nation qui résiste, une population qui endure, et une Guerre qui ne veut pas mourir.

Une machine humaine brisée qui déchire la société russe

L’économie de guerre russe tient sous respirateur, dopée par les hydrocarbures et les contournements des sanctions. Mais quel sens à une économie qui ne produit que la mort, qui recycle sans fin l’effort militaire au prix d’une jeunesse sacrifiée ? Les voix dissonantes — des mères, des médecins militaires, des survivants mutilés — peinent à se faire entendre au-delà du vacarme des médias officiels. On parle d’héroïsme, de « patriotisme », mais le mot « usure » revient sans cesse. La société russe finit par ressembler à son armée : épuisée, fracturée, à bout de souffle.

Dans les villes de garnison, le nombre de veuves explose. Les réseaux sociaux bruissent d’appels désespérés pour retrouver des disparus, le phénomène des « morts invisibles » prend de l’ampleur — ceux qu’on enterre sans cérémonie, dans des coins reculés, pour éviter la panique ou la colère. L’État tente de compenser, en multipliant primes et médailles, mais il ne peut rien contre cette lassitude, cette angoisse, cette terreur rampante. La guerre n’est plus un choix, elle devient une fatalité, un engrenage que nul ne sait arrêter.

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