Au cœur de Kostiantynivka : la ville prise en étau, miroir d’un front ukrainien au bord du gouffre
Auteur: Maxime Marquette
Une cité fantôme sous le feu des projecteurs
Le fracas métallique résonne entre les immeubles décharnés de Kostiantynivka. Ici, tout a basculé : dans la pénombre d’avenues désertifiées, le grondement des drones russes perce la nuit, éclaboussant le silence de lumière blafarde et de dévastation instantanée. Aux abords, les anti-drone nets forment d’étranges tunnels, stratagèmes de survie à défaut d’espoir. Ce n’est plus une ville, c’est un théâtre d’ombres où chaque pas, chaque geste, est scruté par un œil mécanique qui ne cligne jamais. Jamais comme aujourd’hui le front ukrainien n’a semblé aussi mince, aussi vulnérable, aussi dressé face à l’urgence.
Une ligne de vie brisée, des routes coupées
Les routes, autrefois axes vitaux, sont désormais coupées par les frappes. Au loin, la légendaire station Okko gît éventrée, la poste Nova Poshta – dernier îlot d’humanité – a fermé. Des civils hagards, que rien n’a réussi à convaincre de fuir, courent entre caves et appartements – pour un peu d’eau, un reste de pain – tandis que gronde l’angoisse. L’ennemi n’est plus à la porte : il s’est fondu dans le no man’s land mouvant, cette zone grise où tout est zone de mort imminente. Être ici ce n’est plus vivre, mais survivre, à chaque minute rachetée au chaos.
La ruée des drones : nouvelle fatalité
C’est depuis ce printemps une ère nouvelle. Le ciel de Kostiantynivka est saturé – vraiment saturé – de drones, de part et d’autre. Des bataillons entiers de jeunes opérateurs rivalisent : rien n’échappe aux lames téléguidées du groupe Rubicon russe, capables de frapper là où la défense s’efface. Plus de convoi, plus de cantine, tout transfert, tout ravitaillement est devenu acte de résistance suicidaire. C’est la guerre des ombres, où chaque ruelle devient couloir de mort.
Les trois dents du piège : la tenaille russe sur Kostiantynivka

Chasiv Yar : Le flanc nord-est à l’agonie
Chasiv Yar, à peine quelques cinq kilomètres au nord-est, n’est plus qu’un charnier de ruines. Des mois de combats urbains ont laissé une carcasse fumante où l’armée russe s’est enfoncée, démolissant bâtisse après bâtisse. Les lignes ukrainiennes s’y délitent jour après jour, malgré les dénégations officielles. Ici, pas de fronts droits ou de défenses claires : juste une zone grise, variable, un territoire mouvant où aucun canon, aucun blindé ne reste debout bien longtemps.
Toretsk : Le cadran sud-est s’embrase
Au sud-est, la ville de Toretsk devient l’autre enclume où Ukrainiens et Russes s’acharnent. Les assauts russes ne s’arrêtent jamais vraiment, même dans les rues les plus dévastées. Les bataillons spécialisés, usés, lancent charge après charge sous tirs de mortiers et drones FPV. La ligne s’étire, se fissure ; chaque position tenue l’est à la sueur et au sang, mais les envahisseurs grignotent, lentement, avec une patience sinistre.
Pokrovsk : L’ouest sous la menace de l’encerclement
À l’ouest, Pokrovsk tenait lieu de soupape logistique. Mais les derniers jours, un coin russe s’est enfoncé entre Pokrovsk et Kostiantynivka. Les Russes cherchent à fermer la poche, à couper le dernier cordon par lequel la ville pouvait respirer – livraisons, évacuations précipitées. Les routes sont des cimetières de véhicules calcinés. Si ce n’est pas encore l’encerclement total, c’est une strangulation méthodique. Les soldats ukrainiens, à court de repos, bricolent des réserves anti-sabotage pour stopper les infiltrations, mais comment tenir sans renfort ?
Kostiantynivka, ville-miroir : la peur, l’adaptation, l’épuisement

L’adieu des derniers civil(e)s
Moins de 9 000 civils erraient encore ici il y a peu. Ils avaient tout refusé : la fuite, la résignation, l’idée même de quitter la terre des ancêtres. Aujourd’hui, c’est la fuite ou la tombe, tant les frappes isolées – drones, artillerie, parfois des bombes qui ne visent rien, mais frappent tout – font chaque jour de nouveaux orphelins. Les bus d’évacuation ont cessé. On s’enfuit en voiture blindée, ou à pied, au milieu des gravats, espérant n’être repéré par aucun œil électronique.
L’armée de l’ombre : le ballets des brigades et unités spéciales
Dans ces rues, ce sont les jeunes de la nouvelle Brigade Liubart – forée à partir du 5e bataillon Azov – qui tiennent. Volontaires, surentraînés, bardés du rêve de défendre leur pays, ces combattants ne dorment presque plus. Les missions se succèdent à tombeau ouvert : infiltration à l’aube, pose d’obstacles anti-drones, puis réparation d’une ligne de défense démolie dans la nuit. Les opérateurs vivent sans interface, branchés sur la fréquence d’une tension constante. L’adrénaline supplée, puis épuise. Quand la sirène retentit, ce n’est plus qu’un adverbe du quotidien.
L’art du camouflage, la peur nue
Au sol, les camouflages changent de nature : bâches thermiques, filets anti-vision nocturne, ruses, fausses positions, rien n’est de trop. Mais les drones, dotés de fibre optique, voient tout. Le moindre déplacement, la moindre silhouette sortant du couvert, se paie presque instantanément. Les combattants courent, rampent, se figent, hésitent – chaque pas pesé dans la terreur qu’un cliquetis dans le ciel ne soit pour vous. C’est la nouvelle danse macabre du XXIe siècle : peu y survivent longtemps indemnes.
L’épuisement de la logistique : le ravitaillement impossible

Des routes éventrées, des colonnes isolées
Depuis que la route T-0504 reliant Pokrovsk et Kostiantynivka est sous feu quasi permanent, le ravitaillement n’est plus qu’un souvenir. Les convois se font rares, progressant par à-coups, zigzaguant entre cratères, carcasses blindées et embuscades de drones. Les pertes sont chaque semaine plus lourdes, les renforts se font attendre. Les blessés, eux, n’ont pas ce luxe : il faut improviser des corridors, souvent condamnés avant d’avoir été franchis.
Le défi de l’eau et des vivres
L’été, sous canicule, le manque d’eau tue presque autant que les balles. Pas question de transporter des réserves sur vingt kilomètres à pied. Les drones russes frappent profond, jusque dans l’arrière. Les ravitailleurs sont devenus la cible n°1. Il ne s’agit plus de nourrir une armée, mais d’alimenter un rempart qui s’auto-cannibalise pour ne pas céder. Certains tentent d’acheminer de l’aide par drone ; tous ne reviennent pas.
Les « couloirs de mort » : un imaginaire brisé
Les « couloirs humanitaires » relèvent du mythe. Tout trajet est piégé : mines, frappes à distance, embuscades. Les familles séparées n’osent plus traverser. Les ambulances n’arrivent qu’au compte-goutte et repartent parfois vides, foudroyées en tentant l’impossible. Ici, chaque chemin, chaque sentier, peut être tracé sur une carte aux statistiques macabres. Cette logistique du risque n’est pas tenable – mais il faut la réinventer chaque jour, tant bien que mal.
Les stratégies russes, entre infiltration et destruction

Attaques frontales ou encerclement progressif ?
Toutes les options russes sont sur la table. Peut-être une offensive frontale façon Bakhmut 2023, qui broie tout mais coûte cher. Plus probable : une lente manœuvre d’encerclement, à la Avdiïvka, grignotant falnque après flanque, forçant le repli ukrainien. Chaque secteur devient un mini-front à part entière ; chaque village repris est une brèche supplémentaire. L’art de bouger les pièces sans jamais s’exposer complètement.
La montée en puissance des drones d’élite
La fibre optique FPV est le grand bouleversement — maintenant, même les arrières profonds ne sont plus à l’abri. Rubicon, l’élite du drone russe, opère en toute discrétion : cibler, harceler, isoler les points de résistance. Le but : désorganiser, épuiser, mettre à genoux une logistique déjà vacillante. Les Ukrainiens, à force de ruse et de sacrifice, tentent de répliquer — parfois avec succès, mais à quel prix ?
La guerre de l’infiltration totale
Les Russes n’attaquent plus seulement le front ; ils s’infiltrent partout, harcèlent, sabotent. Des groupes de combat dopés par la couverture drone entrent puis disparaissent, rendant chaque secteur instable. Les Ukrainiens multiplient fortifications, obstacles explosifs et barrières anti-drones — ce n’est jamais suffisant. La tension s’épaissit, chaque nuit noire de nouveaux saboteurs, chaque jour de nouvelles pertes.
Populations piégées, humanitaire dépassé : une tragédie en suspens

Le quotidien derrière les lignes : vivre sous les drones
Ce sont les derniers habitants qui payent le plus lourd tribut. Se cacher, dormir dans les sous-sols, sortir à l’aube pour acheter un peu de vivres, puis replonger dans l’obscurité. Les scènes de marché improvisé, les files devant les camions d’aide… s’effacent jour après jour. Les frappes aléatoirement ciblées brisent toute routine : un supermarché rayé de la carte, une école pulvérisée, une ambulance fauchée.
Cécité des secours internationaux
Les grandes ONG, subitement, sont débordées. Les corridors sécurisés n’existent plus, il faut négocier chaque trajet, et parfois reculer. Certains OSI tentent le pari des drones pour larguer des caisses de médicaments – pas suffisant, pas assez rapide. Les listes de victimes s’épaississent ; le secteur médical implose. Trop d’opérations sous les bombes finissent en tragédies, trop d’enfants reçoivent soins sous des abris de fortune, dans l’attente d’un miracle qui ne vient pas.
La tragédie du retour impossible
Combien de familles séparées, combien de destins en suspens ? Beaucoup qui ont fui ne reviendront jamais. L’habitat est ruiné, l’eau et l’électricité incertains. Kostiantynivka n’est plus une destination, c’est une parenthèse brisée. Ce ne sont pas les statistiques de réfugiés qui frappent, mais les visages marqués, la lassitude inscrite dans les mains qui creusent encore à la recherche de souvenirs dans la boue et la cendre.
La ville assiégée : une résistance condamnée ?

La nouvelle géographie du désespoir
Kostiantynivka n’est plus qu’un bastion. Les quatre villes reliées par l’ancien axe logistique ? Presque toutes submergées. Seul un miracle, ou un renfort massif, pourrait empêcher la ville de tomber dans la même spirale que Bakhmut ou Avdiïvka. Mais les perspectives de contre-offensive, de repos, d’espoir réel, rétrécissent chaque semaine.
L’horizon de la nuit : que reste-t-il à défendre ?
Sur le terrain, les jeunes brigades avouent leur épuisement. Trente jours sans relève, à guetter le frémissement du sol, à soulever une poussière qui signale souvent la fin d’un frère d’armes. Les drones russes ne dorment pas, eux, et la chaleur tord le paysage. Pourtant, il faut tenir ; le front, même écorné, est tenu par des volontés brisées, pas par des blindés flambant neufs.
La décision fatale : la résistance ou l’exil ?
Partir ? Pour la plupart, c’est impossible ; c’est renoncer, accepter sa propre défaite. Tenir ? C’est choisir de risquer chaque jour de trop, pour que la ville ne soit pas livrée sans combat. Ceux qui restent ne sont pas des héros, ce sont des survivants enragés, figés dans une temporalité absurde. Et l’élite ukrainienne qui les soutient, accumule fatigue sur fatigue, tout en sachant qu’ici le sursis peut être fatal.
L’avenir suspendu : vers un effondrement ou une renaissance ?

Les scénarios de l’impasse
Si la dynamique actuelle se maintient, l’encerclement n’est plus qu’une question de semaines. Certains officiers le murmurent, d’autres refusent d’y croire. La seule certitude : la ville doit tenir, coûte que coûte. Les pertes russes sont lourdes mais, à long terme, le nombre joue. S’il n’y a pas d’effet de surprise ukrainien, ou de déboires russes inattendus, la prochaine tragédie géographique est annoncée.
L’espoir désabusé des jeunes brigades
Chez les jeunes de la brigade Liubart, l’espoir persiste, même épuisé. “On ne laissera pas la ville tomber sans nous battre”, disent-ils. Mais derrière la bravade, la voix tremble. L’ombre de la trahison – celle de l’abandon occidental, du repli stratégique – plane. Le moral, comme souvent, tangue dangereusement sur la falaise entre héroïsme et désillusion.
Vers une stabilisation possible ?
Une accalmie, même temporaire, est-elle possible ? Peut-être, si de nouveaux renforts arrivent, si la météo, la fatigue ennemie, ou le hasard sabordent l’assaut. Mais il ne faut se bercer d’aucune promesse. C’est la tension ténue entre effondrement imminent et sursaut inespéré qui rythme désormais le quotidien.
Conclusion : Après l’apocalypse, la lumière ?

Ne laisser personne dans l’ombre
Il sera dit que Kostiantynivka, cette ville assiégée, ne fut jamais qu’un point sur la carte. C’est faux. C’est un miroir, une alerte rouge à ciel ouvert. Là où tombent les drones, tombe aussi la certitude tranquille que l’Europe veut préserver son confort. La ville hurle pour que nul n’oublie, pour que le récit de sa lente agonie serve d’avertissement. Et chaque survivant, chaque soldat, chaque civil, mérite d’être nommé. Jamais, jamais, l’histoire ne devrait leur voler ce dernier trophée : la mémoire.
Résilience ou naufrage : la part du feu
Le pari demeure : tenir, ou sombrer. Et si tout devait se terminer dans la poussière et la confusion, il resterait, peut-être, une trace dans les livres, dans la rumeur des rescapés. Ce n’est pas assez, ce ne sera jamais assez. Mais c’est, fatalement, le lot des guerres que personne n’a voulu voir venir, et qui finissent par emporter même ceux qui n’en voulaient pas.
La guerre, l’humanité, et nous
Mais si une flammèche demeure – un acte de solidarité, un visage tendu vers l’autre – alors même dans la ville la plus broyée de la terre, la vie peut trouver son dernier refuge. Peut-être que la lumière ne viendra pas d’en haut, mais de l’intérieur, de cette obstination absurde à ne pas céder à la nuit.
Kostiantynivka vivante, ou Kostiantynivka morte : nous sommes tous un peu responsables du verdict. En serons-nous dignes ?