Chine, Europe, États-Unis : la bataille mondiale de l’hydrogène est lancée
Auteur: Jacques Pj Provost
Dans le vacarme ambigu des ambitions globales, une forme d’énergie s’insinue, invisible, discrète, mais terriblement puissante : l’hydrogène. Fini les promesses creuses, terminé l’optimisme naïf de la transition énergétique devenue slogan commercial. Désormais, l’heure est à la confrontation directe — Chine, Europe, États-Unis — une bataille feutrée se déroule au ralenti, menée par les quelques puissances qui osent, calculent, produisent, investissent. Derrière les chiffres, les plans gouvernementaux et les installations mégalomanes, la véritable lutte : qui détiendra vraiment la clé du futur énergétique ? Ce texte va décortiquer la scène, exposer les enjeux, l’anatomie d’une course où la victoire ne s’écrit ni dans la couleur du drapeau ni dans la pureté d’une technologie, mais dans l’épaisseur d’une vision industrielle. Si l’on attend des conclusions tièdes, autant s’arrêter ici.
Un empire industriel et scientifique : la Chine, moteur impitoyable et déconcertant

Impossible de contourner la réalité : la Chine règne sur la planète hydrogène. Le monopole se chiffre froidement : 70% de la production mondiale d’hydrogène vert à la fin de 2024, et une hégémonie presque gênante sur la fabrication des électrolyseurs, ces machines qui transforment l’électricité en molécules d’avenir. Ka-cha-rac ! Les chiffres crèvent la page, 60% de la production planétaire d’électrolyseurs est désormais localisée sur le territoire chinois. Pourquoi ? Coûts industriels imbattables, maîtrise des chaînes logistiques, mais aussi envolée technologique : la Chine ne se contente plus d’assembler, elle innove, décroche la quasi-totalité des brevets sur les dispositifs de nouvelle génération, impose ses standards, ses prix, ses réseaux de distribution.
Et puis il y a l’audace de l’intégration : voyez le projet de Kuqa, immense, stratégique, flirtant avec le gigantisme. Là, la société Sinopec injecte directement de l’hydrogène vert produit par photovoltaïque dans un réseau de gaz, bouleversant tous les paradigmes de la distribution. Oui, certains experts crient à l’inefficacité, trop instable, trop coûteux pour le réseau actuel. Mais ce qui frappe ici, c’est la constance d’une démarche : “on expérimente, on itère, on avance, coûte que coûte”. La stratégie nationale s’exprime sans lyrisme, pilotée par un plan quinquennal inflexible. D’ici 2025 ? La production annuelle d’hydrogène vert devra flirter avec les 200 000 tonnes. Objectifs, moyens, calendrier — la machine d’État chinoise déroule sa partition, les industriels locaux suivent, ou disparaissent.
La géopolitique s’invite : la Chine dispose aussi de 300 stations-service à hydrogène pour le transport lourd, écrasant la concurrence, tout en gardant la main sur les minerais stratégiques nécessaires à la fabrication de ces mêmes électrolyseurs. Les États-Unis et l’Europe ? Dépendants, pragmatiques, souvent tiraillés entre ambition et réalités de marché. C’est là que le déséquilibre s’impose. L’avantage de Pékin est aussi celui d’une énergie bon marché, soutenue par une filière éolienne et solaire qui fait pâlir d’envie la vieille Europe.
L’Europe : promesses, promesses… mais quel poids réel ?
Si l’on s’en tient aux beaux discours, l’Europe aurait dû dominer l’hydrogène vert. Plan d’investissement monstre annoncé par Bruxelles, 470 milliards d’euros, promesses de 40 GW de capacité installée à l’horizon 2030 — sur la carte, le continent brille de mille projets pilotes, d’usines pilotes, de clusters d’innovation. Mais, ah !, la réalité vient mordre — fin 2024, la capacité effective n’atteint même pas 0,8 GW, loin, terriblement loin des projections conçues dans des bureaux feutrés. La production réelle, elle, plafonne à 15% du total mondial, l’essentiel étant encore attribuable à ce que l’on nomme l’hydrogène gris, produit à partir d’énergies fossiles, donc fort peu compatible avec les slogans vertueux affichés à la COP.
Derrière le marketing politique, deux obstacles : une fragmentation du marché, des réglementations nationales incompatibles, une lenteur dans la délivrance des subventions nécessaires. Les industriels européens se heurtent à des chaînes d’approvisionnement mondiales contrôlées… par la Chine. Même les normes technologiques sont en négociation constante, rendant la montée en puissance irréaliste. Les Pays-Bas, l’Allemagne, l’Espagne — ces pays tentent, chacun, de bâtir leur propre filière, mais la coordination fait défaut. Sans parler de la dépendance technologique grandissante vis-à-vis des composants chinois.
Les États-Unis : pragmatisme fédéral, accélération soudaine, leadership de rupture
Changement de ton outre-Atlantique. Pendant longtemps, les États-Unis sont restés dans une posture attentiste : innovation de rupture oui, passage à l’échelle non. Mais l’Inflation Reduction Act de 2022 a changé la donne. En quelques mois, plus de 7 milliards de dollars alloués, des crédits d’impôt massifs déployés, et surtout une offensive pour attirer les industriels européens en quête de conditions plus favorables. La stratégie américaine : multiplier les hubs régionaux d’hydrogène vert, fédérer les campus universitaires, valoriser le tissu des start-up énergétiques. On pense ici au “Swiss knife effect” : un arsenal d’aides facilement activables, qui rencontre un réel écho chez les PME.
Le résultat ? Les États-Unis culminent à 6% de la production mondiale en 2024, mais visent déjà 37% du marché mondial du low-carbon hydrogen d’ici à 2030, devant l’Europe (24%) et la Chine (19%) suivant les projections les plus crédibles. L’avantage américain : l’énergie bon marché, un accès privilégié aux matières premières, et une extraordinaire capacité d’innovation dans la catalyse des procédés et la logistique du transport hydrogène. Les grands groupes énergétiques s’alignent, mais aussi les startups qui innovent dans la gestion du réseau, la production décentralisée et l’intégration système avec le solaire ou l’éolien.
En face, la Chine conserve l’avance du volume, mais la diversité des modèles économiques américains, la flexibilité réglementaire et la capacité d’attirer les capitaux privés bouleversent les cartes. Le risque existe toutefois : la fragmentation géographique, la myriade d’acteurs sans stratégie fédératrice claire, pourraient freiner la transformation systémique. Mais voilà : la dynamique américaine fait peur, ralentit les velléités européennes, exacerbe la rivalité industrielle et — il faut oser — inquiète la Chine sur sa capacité à rester leader.
L’invisible guerre des matières premières et des brevets : le vrai champ de bataille

On aurait tort de romanticiser le match comme une simple course technologique. L’enjeu central actuellement : la maîtrise des chaînes d’approvisionnement, des brevets et des matériaux critiques — nickel, platine, iridium — sans lesquels ni électrolyseur, ni pile à combustible, ni pipe-line d’hydrogène ne sera viable. La Chine a verrouillé l’accès à la majorité de ces ressources, depuis l’extraction jusqu’aux composants finis. À l’instar du marché solaire ou des batteries, la domination s’est jouée à coups d’investissements industriels d’envergure, d’acquisitions minières, d’alliances politiques verrouillées.
L’Europe s’inquiète. Les États-Unis se réveillent avec leurs propres ambitions minières et la volonté affichée de rapatrier une partie de la production d’électrolyseurs et de piles. La compétition pour ces ressources tendra inévitablement le marché, créant une tension proprement géopolitique, où la production de technologie verte va de pair avec des enjeux de souveraineté à l’ancienne. Un échec à diversifier les sources d’approvisionnement plongera l’Europe dans la dépendance, tandis que la Chine risquerait, elle, de se voir mise à l’index diplomatique par ses rivaux occidentaux.
C’est là, à mon sens, que tout va se jouer : l’ingéniosité humaine à optimiser plus que la technologie brute, la capacité à négocier des partenariats internationaux à grande échelle, à promouvoir une éthique commune des chaînes de valeur… bref, la bataille de l’hydrogène sera aussi celle des réseaux invisibles, des accords commerciaux, des brevets verrouillés et de la logistique internationale.
L’hydrogène : chimère ou réalité industrielle pour demain ?
Arrive maintenant la question qui fâche. L’hydrogène sera-t-il vraiment la solution miracle ? Le débat est vif, l’enthousiasme bousculé par le scepticisme militant. Les défis restent considérables : rendement énergétique faible, coûts de production encore élevés, stockage complexe, infrastructures de transport embryonnaires, sans compter la gigantesque consommation d’eau que requiert la production d’hydrogène vert par électrolyse. Qui s’en soucie dans le débat public ? Trop peu, manifestement.
Pourtant, il est un domaine où l’hydrogène s’impose sans rival : la décarbonation des industries lourdes (acier, chimie, raffinerie), le transport massif de marchandises carburant aux piles à hydrogène, l’intégration dans les réseaux de gaz existants pour stabiliser la demande et valoriser les surplus d’énergies renouvelables. L’usage domestique généralisé ? Utopique à l’horizon 2030. Mais la démonstration que la filière peut accélérer la sortie des hydrocarbures, épaulée par une vision industrielle robuste et une gouvernance stable, elle, tient la route.
Épilogue vitaminé : rebattre les cartes, ou disparaître ?

Ce qui émerge, loin des discours lissés, c’est la nécessité d’un changement de paradigme. La Chine a prouvé que l’avance industrielle s’acquiert dans la durée, par la force du nombre et la stabilité d’une planification décennale. Les États-Unis misent tout sur la fertilité de leur écosystème innovant, la capacité d’accélération brute dessine de nouvelles frontières. L’Europe incarne l’équilibre fragile : championne de la réglementation, dernière à aligner la réalité sur ses ambitions.
À mon sens, la bataille de l’hydrogène ne sera pas gagnée sur la scène diplomatique. Elle s’emportera, lucide mais sans concession, dans l’épaisseur d’un tissu industriel réveillé, dans l’audace de la recherche, la clarté de l’investissement et la modestie retrouvée face à un défi d’une ampleur inédite. Il n’y aura pas de vainqueur unique, seulement des acteurs capables de s’adapter, de rêver grand mais d’agir juste. Ne croyez surtout pas ceux qui prédisent une révolution toute faite. Le vrai enjeu, c’est de rendre cette révolution possible. À chaque étape, l’incertitude demeure, et c’est tant mieux : ici, tout reste à jouer.