Liban au bord du gouffre : l’explosive bataille du désarmement du Hezbollah secoue la nation
Auteur: Maxime Marquette
Quand la crise s’invite au palais présidentiel, le pays retient son souffle
Scène d’une rare intensité à Baabda. Sous les lambris du palais présidentiel, les visages sont fermés, les mots tranchants, chaque silence plus lourd qu’une salve d’artillerie. La question, jadis interdite, brûle soudain toutes les lèvres : faut-il, oui ou non, désarmer le Hezbollah? Dans un Liban déjà ruiné par la crise, pressé de toute part par les diplomates américains, surveillé par Israël, la tension atteint des sommets. Pour la première fois, un Conseil des ministres ouvert ose inscrire à l’agenda la maîtrise exclusive des armes par l’État, revendication aussi vieille que l’accord de Taëf, mais jamais appliquée. Pourtant, dehors, autour du palais, les soutiens du Hezbollah scandent leur refus, arguant que cette discussion “ouvre la porte à la guerre civile”. Au même instant, les regards du monde s’invitent : Washington, Paris, Téhéran, Damas scrutent la scène, chacun prêt à exploiter la moindre brèche.
Le président Joseph Aoun et le Premier ministre Nawaf Salam tentent de dominer le chaos, de bâtir un espace de compromis, d’écrire une “stratégie nationale de défense” qui remettrait tous les acteurs à égalité. Mais sous le vernis du consensus, tout menace de vaciller : chaque camp sent que le verdict du cabinet pourrait soit relancer le pays, soit l’achever. La tension électrique est palpable, l’ombre d’un “grand soir” plane, prêt à transformer le débat en déflagration.
Ce matin-là, c’est tout l’équilibre d’un pays qui tremble. Les murs de Baabda bruissent d’inquiétude. Le Liban n’a jamais semblé aussi proche d’un point de rupture que sur la question des armes du Hezbollah.
Dans la salle, des alliés et des adversaires diamétralement opposés
Autour de la table, le puzzle libanais se dévoile crûment. D’un côté, des ministres proches du Hezbollah, farouchement hostiles à toute évocation même modulée du désarmement. Pour eux, pas de compromis : “Le jour où nous serons désarmés, Israël fondra sur le pays comme un rapace.” Le Hezbollah érige la résistance en dogme, pose comme préalable non négociable la libération de toutes les terres encore “occupées” par Israël, le retour des prisonniers, la fin des survols israéliens quotidiens. De l’autre, des figures issues de l’opposition – notamment du camp chrétien des Forces libanaises – pressent pour une mainmise totale de l’État sur toutes les armes, sans délai, au risque même de provoquer la fureur des quartiers populaires chiites.
La crainte du précipice traverse chaque phrase : et si la fragmentation du pays basculait dans la rue ? L’armée, elle, marche sur des œufs, incapable – et peu désireuse – d’imposer une paix des braves sans socle politique solide. Dans les couloirs, chacun mesure que le cabinet n’a peut-être pas les moyens de sa propre audace. Les alliances, fragiles, menacent de voler en éclats au moindre dérapage.
Sous chaque débat officiel, grondent les souvenirs de la guerre civile, les haines rentrées mais pas oubliées. Dans ce climat, tout consensus est une acrobatie.
Le Hezbollah pose ses conditions, l’État trébuche sur la souveraineté
Le numéro deux du mouvement, Naim Qassem, n’y va pas par quatre chemins: “La force du Liban, c’est la Résistance, pas la rente de la paix.” Le Hezbollah prévient qu’aucune échéance n’est discutable tant qu’Israël conserve ses bases sur cinq collines du sud, tant que des frappes ciblent la Békaa ou les faubourgs de Beyrouth, tant que les prisonniers chiites croupissent en prison. La résistance “doit rester armée” pour garantir que la souveraineté libanaise ne soit pas, une nouvelle fois, humiliée sur l’autel des compromis internationaux.
De leur côté, le président et les ministres non-alignés poursuivent le rêve d’un État fort : “Aucun pays ne survit avec deux armées, deux légitimités, deux récits.” Mais tous butent sur la même aporie : si la décision de désarmer le Hezbollah était imposée de l’extérieur, elle pourrait déchirer le pays plus sûrement que n’importe quel acte israélien. Le débat s’enlise, repoussé de session en session, chaque report perçu par les ultras comme une victoire, par l’opinion comme un aveu d’impuissance.
La réalité résonne : aucun agenda clair ne sort du chaos. Le spectre du “ni paix, ni guerre” gagne à chaque minute.
A la croisée des pressions internationales et des fractures internes

Les Américains montent le ton, la diplomatie balance entre sanction et dialogue
La réunion extraordinaire du cabinet intervient sous la pression féroce de Washington. L’ambassadeur Tom Barrack, messager zélé, a posé l’ultimatum brutal : “Pas de désarmement, pas d’aide. Toujours plus de missiles sur vos têtes.” L’aide massive promise pour la reconstruction du Liban est conditionnée au passage d’une décision gouvernementale claire et chiffrée, imposant à terme la récupération des armes non-étatiques par l’armée nationale.
L’Europe, plus prudente, craint que cette manœuvre, trop rapide, ravive la fracture communautaire. Pourtant, les engagements internationaux sont là : chaque ambiguïté du gouvernement libanais est vue comme une manœuvre pour reporter l’explosion sans l’éviter. Israël, attentif, multiplie les messages vagues : “Agissez, sinon nous agirons.” La communauté internationale danse sur un volcan : se mêler, c’est risquer la précipitation de l’ouragan ; attendre, c’est avaliser l’illusion d’un statu quo éternel.
Dans les deux camps, la tentation de jouer la montre est immense. Pour tous, il s’agit de survivre à cette session, de repousser le crash, de parier sur la lassitude générale.
L’Iran et la Syrie, parrains silencieux, en embuscade
Dans ce théâtre à huis clos, la voix de l’Iran plane sans apparaître. La République islamique, principal soutien logistique et idéologique du Hezbollah, multiplie les messages “amicaux” mais refuse toute immixtion directe : “Le Liban doit décider, mais il ne doit pas céder.” La Syrie, affaiblie, s’aligne – sans la flamboyance d’autrefois – sur la position de Téhéran. Pour eux, chaque arme laissée au Hezbollah, c’est un avantage stratégique sur l’axe Damas-Beyrouth-Tyre dans la prochaine guerre régionale possible.
Mais la lassitude apparaît. Même les alliés inconditionnels du Hezbollah admettent que la pression de la rue, la défaite partielle du mouvement lors de la guerre de 2023, l’usure économique rendent la position moins confortable. Les jeux d’influence tournent au bras de fer : tenir ou pactiser ? Relever le gant, ou réinventer le sens même de la résistance ?
Dans les mosquées, les prêches hésitent entre complainte nationaliste et appel à la patience. Un pays pris au piège de ses propres alliances ne signe pas la paix d’un trait de plume.
Les partisans du contrôle étatique, face au mur des symboles
Christian Gemayel, Aoun, Samir Geagea… tous parlent clair : “Aucun État ne peut tolérer la perte du monopole de la violence légitime.” Les partis chrétiens, certains mouvements sunnites citadins, la société civile urbaine, s’unissent pour rappeler que chaque arme hors contrôle de l’État est, par destination, une menace pour le fragile équilibre confessionnel du pays.
Mais la réalité du terrain dément la force du verbe : dans les zones rurales, dans la banlieue sud de Beyrouth, dans les faubourgs chiites de la Békaa, la résistance reste la “fierté”, la solution à l’abandon perçu des autorités. Ce dédoublement ravive les pires souvenirs de la guerre civile : l’État comme concept, les milices comme réalité.
Aucune prière républicaine ne répare les blessures du vrai Liban, celui de l’informel et du rapport de force ancré dans la mémoire collective.
Hezbollah en mode défensif : entre lignes rouges et posture de force

Arsenal amoindri mais volonté intacte, la logique du “dernier rempart”
Le Hezbollah sort exsangue, transforme ses défaites en argumentaire : “Nous avons perdu des chefs, mais jamais la capacité de riposte.” La capacité offensive a diminué après la guerre avec Israël et la perte de positions en Syrie, mais la force de nuisance en cas de conflit reste réelle. Chaque missile conservé, chaque roquette cachée, c’est un gage de négociation, une assurance contre la marginalisation.
Dès que le débat sur le désarmement s’intensifie, le Hezbollah redouble d’efforts : défilés, communications spectaculaires, démonstration de force dans certains quartiers – tout pour rappeler qu’il reste “incontournable”. La peur d’un effondrement brutal, d’un “printemps sanglant” en cas de désarmement unilatéral, nourrit les scénarios du pire… et garantit l’inaction politique immédiate.
L’image d’une résistance “affaiblie mais déterminée“ s’inscrit dans le brouillard d’une conflictualité à l’ancienne.
L’armée libanaise, pivot d’un fragile statu quo
Au cœur de la crise, la mythique armée nationale – longtemps présentée comme l’ultime rempart contre la balkanisation du pays – se retrouve piégée, incapable d’assurer, seule, la sécurité immédiate sans ascendant politique. Son commandement multiplie les messages prudents : “Pas de désarmement précipité sans transition claire.” Sans l’appui majoritaire, chaque percée du pouvoir pourrait déboucher sur un vide sécuritaire, ouvrant la voie à un retour des milices, voire à une guerre ouverte entre factions.
Les officiers redoutent d’être pris entre deux feux : accuser le Hezbollah publiquement, c’est s’exposer au boycott de plusieurs communautés ; soutenir la survie des milices, c’est miner la confiance déjà désastreuse de la jeunesse urbaine pour l’institution militaire. Le Liban est paralysé par sa propre complexité.
L’enjeu, bien plus qu’une victoire sur le Hezbollah, c’est la capacité du pays à ne pas s’effondrer en tentant de régler une question trop grande pour lui.
Zones grises, frontières explosives et la diplomatie du “ni-ni”
La grande peur, c’est l’embrasement immédiat. Le long des lignes de cessez-le-feu, de la Békaa aux collines de l’Hermel, chaque incident peut réveiller la bête. Les partisans du désarmement comprennent qu’un faux pas diplomatique, un vote mal digéré, pourrait précipiter le Liban dans le chaos. Les négociateurs s’enlisent dans l’ambiguïté : des déclarations vagues, des annonces repoussées, parfois même des votes reportés de semaine en semaine, “pour mieux examiner la situation”. Ce théâtre du “moment propice” joue sur les nerfs d’une population lassée, mais protège – jusqu’à nouvel ordre – d’une guerre ouverte.
Le jeu du “ni-ni“, ni guerre, ni paix, ni réforme, ni répression, sanctuarise la difficulté. Mais derrière l’arrêt sur image, la frustration monte.
Le Liban tarde à comprendre que sa seule révolution crédible naîtra, peut-être, d’un choix enfin clair.
La peur de la guerre civile, l’impasse du compromis impossible

Protestations, violences latentes et stratégèmes communautaires
La veille du débat, des cortèges de motos, des drapeaux jaunes ou rouges, fleurissent dans la banlieue sud de Beyrouth, la Békaa, jusqu’à Nabatiyeh. Les tensions gagnent les murs Facebook, les radios de quartiers. Certains responsables multiplient les messages pour “éviter que le conflit israélo-libanais ne se transforme en guerre interne”. Mais à mesure que la crainte de la guerre civile ressurgit, les clans réarment les discours. La population, elle, se recroqueville, oscille entre surveillance mutuelle et renforcement de la solidarité confessionnelle.
Les forces de sécurité, discrètes mais omniprésentes, surveillent la moindre étincelle. Le souvenir de 1975, vécu ou transmis, refait surface à chaque barricade improvisée, chaque rumeur de pogrom. Aucun leader n’a intérêt à raviver la guerre. Mais chacun sait, secret de polichinelle, qu’il suffit d’une maladresse, d’un incident de trop pour rallumer le brasier.
En coulisse pourtant, des tractations reprennent entre chefferies religieuses. Les patriarches appellent au calme, les imams temporisent : la peur est mauvaise conseillère, mais le désamour du politique la nourrit.
La rue, théâtre des crispations, refus du renoncement et peur de l’avenir
La société civile refuse d’être confisquée par les seuls stratèges du Hezbollah ou par les prédicateurs des partis rivaux. Filles et fils de la révolution d’octobre, jeunes entrepreneurs, familles orphelines de la diaspora – tous manifestent, réclament un Liban qui dépasse la logique du fief, du drapeau et du chef. Le débat sur le Hezbollah, pour beaucoup, n’est qu’un symptôme d’un mal plus vaste : l’impossibilité d’une nation sans démocratie profonde, sans institution solide, sans justice sociale.
Le conflit sur les armes empoisonne les autres dossiers : réformes économiques, aide internationale, climat d’affaires. Le pays, exsangue, ne tient plus que par l’attente, la patience d’un peuple trop usé pour se révolter à nouveau – mais trop lucide pour gober encore le vieux récit des “sauveurs”.
Dans les rues, l’espoir est las, mais pas mort. Quelqu’un finira par imposer le réel, ne serait-ce qu’à l’usure.
Le spectre d’un effondrement ou d’une sortie de crise : l’heure du choix suspendu

L’impasse du compromis : la séance interminable qui évite le pire… provisoirement
Finalement, la session accouche d’un texte ambigu, mi-ombre, mi-lumière. Ni calendrier, ni promesse exhaustive. La souveraineté de l’État réaffirmée, mais sans décision sur la reddition effective des armes. Chacun rentre chez soi, prudent, déçu ou soulagé selon son camp. Les diplomates américains menacent d’accélérer les sanctions, les Européens se disent “préoccupés”, les voisins félicitent “la stabilité retrouvée” qui n’est qu’un sursis.
La crise s’éloigne pour quelques heures, mais le problème demeure. Le Liban vit une fuite en avant, mais la nage se fait de plus en plus éreintante. Aucun camp n’a connu la victoire, mais la vraie défaite serait de s’y habituer.
L’heure n’est plus à la communication : le pays exige, la région attend. Le vide, lui, n’attend pas pour aspirer de nouveaux conflits.
Les lendemains incertains : réforme ou nouvelle division ?
Au sortir du palais, chacun promet “plus de dialogue”, “plus d’écoute”, “du temps pour mûrir la réforme”. Mais la société, elle, traque déjà les prochaines manœuvres, redoute la trahison du destin. L’histoire du Liban, c’est celle des rendez-vous manqués, mais aussi, parfois, des sursauts de dernière minute. Qui osera fixer la ligne ? Qui vivra l’effondrement, qui portera le possible relèvement ?
Le pays a le choix : entériner l’impasse, ou, dans la peur de tout perdre, inventer enfin le dépassement. Le pari est risqué, mais la stagnation ne l’est pas moins.
Personne n’ose plus prévoir, tant la fatigue a remplacé la prophétie. Seule certitude : le Liban joue, dans cette session, bien plus que la question des armes du Hezbollah.
Conclusion : l’arme, le peuple et la nation perdue – vers quel Liban ?

L’incertitude triomphe, mais le réveil est possible
À l’issue du tumulte, rien n’est tranché. Les armes du Hezbollah restent dans l’ombre, la souveraineté de l’État dans la bouche de ses défenseurs. Mais le débat, lui, ne pourra plus être refermé : le Liban n’est plus ce pays où tout se tait après la tempête. Il se sait désormais sommé de trancher : régner par le courage civique ou céder à la peur des lendemains. Cette bifurcation, extraordinairement risquée, porte en elle la possibilité d’un désastre ou d’une renaissance. Le monde attend, la région frémit, et le peuple, lui, espère – en silence – qu’on lui rende enfin la promesse d’un État adulte, ni otage, ni mirage.
Si la crise n’a pas accouché d’une décision, elle a au moins ouvert la porte au vrai débat. C’est déjà, dans ce Liban à vif, un immense progrès.