L’Ukraine au bord de l’effondrement militaire : pénurie critique de spécialistes
Auteur: Jacques Pj Provost
Ils recrutent, mais personne ne vient. Ils forment, mais les experts manquent. Ils créent de nouvelles unités, mais les spécialistes qualifiés restent introuvables. Le major-général Ihor Plakhuta, commandant des Forces de défense territoriale d’Ukraine, vient de révéler ce que Kiev essaie de cacher depuis des mois : l’armée ukrainienne fait face à une pénurie catastrophique de personnel spécialisé qui menace directement sa capacité à mener cette guerre. Pendant que les médias occidentaux célèbrent chaque petit succès ukrainien, pendant que Zelensky multiplie les tournées internationales pour quémander encore plus d’aide, la réalité sur le terrain est brutale et implacable : les Forces de défense territoriale — ces unités censées protéger l’arrière-pays et libérer les brigades régulières pour les opérations offensives — ne trouvent plus les spécialistes nécessaires pour équiper leurs nouvelles formations. Drones, guerre électronique, renseignement signals, défense aérienne — tous ces domaines critiques pour une guerre moderne souffrent d’un manque chronique d’experts qui transforme chaque victoire tactique en défaite stratégique potentielle. Ce n’est pas un problème temporaire. Ce n’est pas une difficulté passagère. C’est un effondrement systémique de la capacité ukrainienne à régénérer et moderniser ses forces armées au rythme nécessaire pour cette guerre d’usure.
Le timing de cette révélation — 5 octobre 2025, jour de la fête des Forces de défense territoriale — n’est pas anodin. Plakhuta choisit délibérément ce moment symbolique pour faire son aveu d’impuissance, sachant que les médias seront focalisés sur les célébrations plutôt que sur l’analyse des implications terrifiantes de ses déclarations. Car derrière la rhétorique officielle sur « la formation des meilleurs soldats » et « la recertification des sergents », se cache une vérité que l’Occident refuse de voir : l’Ukraine ne peut plus suivre le rythme d’une guerre technologique moderne. Ses Forces de défense territoriale, créées en janvier 2022 pour mobiliser rapidement la population civile, ont certes réussi à rassembler plus de 100 000 volontaires dans le premier mois de l’invasion. Elles comptent aujourd’hui 25 brigades opérationnelles, dont 46 soldats ont reçu le titre de Héros d’Ukraine. Mais ces chiffres impressionnants masquent une réalité opérationnelle désastreuse : sans spécialistes qualifiés, ces unités ne peuvent pas intégrer les technologies modernes qui déterminent l’issue des batailles contemporaines. Sans experts en guerre électronique, elles subissent les brouillages russes sans riposte possible. Sans opérateurs de drones formés, elles ratent des opportunités tactiques cruciales. Sans techniciens de défense aérienne expérimentés, elles restent vulnérables aux attaques aériennes qui déciment leurs rangs. La guerre moderne n’est plus une affaire de courage et de nombre — c’est une question de compétence technique, d’expertise spécialisée, de maîtrise technologique. Et sur ce terrain-là, l’Ukraine est en train de perdre, lentement mais sûrement, face à une Russie qui peut puiser dans un réservoir démographique et industriel bien plus vaste. Cette pénurie de spécialistes n’est que le symptôme visible d’une crise plus profonde qui ronge l’effort de guerre ukrainien : l’épuisement des ressources humaines qualifiées dans un conflit qui s’éternise au-delà de toutes les prévisions initiales.
Forces de défense territoriale : de l'euphorie de 2022 à la crise de 2025

Janvier 2022 : la naissance d’un espoir
Les Forces de défense territoriale ukrainiennes ont été officiellement activées le 1er janvier 2022, juste quelques semaines avant l’invasion russe à grande échelle. À l’époque, personne ne pouvait prévoir que cette structure, pensée comme un complément aux forces régulières, deviendrait l’une des clés de la résistance ukrainienne. Le concept était séduisant sur le papier : mobiliser la population civile, former rapidement des unités de réserve territoriale, libérer les brigades professionnelles pour les opérations offensives. La loi adoptée par la Rada en juillet 2021 prévoyait initialement 1,5 million de volontaires, un chiffre porté à 2 millions en février 2022 quand l’imminence de l’invasion est devenue évidente. L’idée s’inspirait du modèle finlandais — une défense populaire massive, ancrée localement, capable de ralentir et user un envahisseur même technologiquement supérieur. Les vétérans du Donbass, ces combattants aguerris par huit années de guerre de positions, devaient former l’épine dorsale de ces nouvelles unités, transmettant leur expérience aux civils volontaires. Le président Zelensky lui-même portait ce projet, y voyant la concrétisation de « l’esprit de résistance ukrainien » et la démonstration que chaque citoyen était prêt à défendre son pays.
Février-mars 2022 : l’élan patriotique fait des miracles. Plus de 100 000 Ukrainiens rejoignent les Forces de défense territoriale dans le premier mois seulement. À Kiev, le gouvernement distribue 18 000 armes aux volontaires civils. Des queues interminables se forment devant les centres de recrutement. Des hommes d’affaires, des professeurs, des informaticiens, des ouvriers — tous veulent contribuer à la défense de leur patrie. Certaines unités refusent même de nouveaux volontaires tant l’afflux est massif. L’exemple de la bataille de Hostomel devient symbolique : des Forces territoriales combattent aux côtés des parachutistes d’élite pour empêcher les Russes de prendre l’aéroport de Kiev. À Irpin, Boutcha, Izioum — partout, ces unités improvisées ralentissent l’avance russe, gagnent du temps précieux pour l’évacuation des civils et le redéploiement des forces régulières. Le moral est au plus haut. L’unité nationale atteint des sommets inégalés depuis l’indépendance. L’Ukraine découvre qu’elle possède une ressource stratégique majeure : une population prête à se battre. Les analystes occidentaux parlent de « révolution dans la défense territoriale », certains évoquent même un « modèle ukrainien » exportable vers d’autres démocraties menacées.
2023-2024 : la professionnalisation forcée
Mais la guerre s’éternise. Les premières victoires défensives de 2022 laissent place aux sanglantes batailles d’attrition de 2023. Bakhmout, Avdiivka, Koupiansk — les combats deviennent plus techniques, plus meurtriers, plus exigeants en termes de compétences spécialisées. Les Forces de défense territoriale ne peuvent plus se contenter d’être des milices patriotiques armées de fusils d’assaut. Elles doivent maîtriser les drones, les systèmes de guerre électronique, les missiles antichars modernes, les radars de contre-batterie. Cette montée en gamme technologique nécessite des compétences que la plupart des volontaires civils ne possèdent pas et ne peuvent pas acquérir rapidement. Un informaticien peut apprendre à tirer au fusil en quelques semaines. Il lui faut des mois pour maîtriser un système de guerre électronique complexe. Un mécanicien peut rapidement comprendre le fonctionnement d’un véhicule militaire. Il lui faut une formation spécialisée pour opérer un drone de reconnaissance ou une station d’interception radio. Progressivement, les Forces territoriales perdent leur caractère de milice populaire pour devenir des unités semi-professionnelles, avec toutes les contraintes que cela implique en termes de recrutement et de formation.
Parallèlement, l’usure commence à se faire sentir. Les pertes s’accumulent — pas seulement les morts et blessés au combat, mais aussi les désertions, les abandons de poste, les refus de servir. L’exemple de la brigade Anne de Kiev, formée en France, est révélateur : jusqu’à 1700 soldats ont déserté entre mars et novembre 2024, soit plus du tiers de l’effectif théorique d’une brigade. Cette hémorragie touche particulièrement les unités mobilisées de force, où les soldats contraints de servir montrent moins de motivation que les volontaires initiaux. Un commandant ukrainien confie à CNN que « la majorité » des recruits mobilisés abandonnent leur poste après une première mission au front. « Ils vont aux positions une fois et s’ils survivent, ils ne reviennent jamais. Soit ils quittent leurs positions, soit ils refusent de combattre, soit ils cherchent un moyen de quitter l’armée. » Cette spirale négative — mobilisation forcée, moral en berne, désertions massives — érode progressivement la base humaine sur laquelle reposaient les Forces territoriales. La guerre d’usure ne consume pas seulement les équipements et les munitions ; elle ronge la ressource la plus précieuse : la motivation des combattants.
Octobre 2025 : l’aveu d’impuissance du commandant Plakhuta
Et nous voici en octobre 2025. Le major-général Ihor Plakhuta, commandant des Forces de défense territoriale, ne peut plus cacher la réalité. Dans une interview accordée à Ukrinform le jour même de la fête de ses forces, il lâche l’information que tout le monde redoutait : « La création de nouvelles unités pour les drones, la guerre électronique, le renseignement par signaux, la défense aérienne et d’autres domaines nécessite du personnel qualifié. Les unités de combat engagées dans des combats actifs ou en récupération ont constamment besoin de renforts. Par conséquent, la pénurie de personnel — en particulier le manque de spécialistes — se fait effectivement sentir pour des raisons objectives. » Derrière cette langue de bois militaire se cache un constat accablant : trois ans et demi après leur création, les Forces territoriales n’arrivent plus à recruter les compétences dont elles ont besoin. Pire encore, elles ne parviennent même plus à remplacer les spécialistes perdus au combat ou partis ailleurs. Plakhuta tente de sauver les apparences en évoquant les efforts de formation continue, la « recertification des sergents », la promotion de soldats expérimentés vers des postes de commandement. Il se vante que « plus de 90% des postes de commandants de compagnie et plus de 80% des postes de commandants de peloton sont pourvus », que « le niveau de dotation en instructeurs reste supérieur à 80% ». Mais ces statistiques, même si elles sont exactes, ne résolvent pas le problème fondamental : comment former des spécialistes quand on manque déjà d’instructeurs qualifiés pour le faire ?
La guerre technologique : quand l'expertise devient cruciale

Drones : la révolution qui échappe aux Forces territoriales
La guerre en Ukraine a consacré l’avènement des drones comme arme déterminante du champ de bataille moderne. Mais utiliser efficacement ces systèmes nécessite bien plus qu’apprendre à piloter un quadricoptère avec une télécommande. Il faut comprendre les fréquences radio, maîtriser les techniques d’évitement du brouillage électronique, savoir interpréter les images de reconnaissance, coordonner les frappes avec l’artillerie ou l’infanterie. Un opérateur de drone FPV (First Person View) doit développer une coordination œil-main exceptionnelle, une capacité à naviguer en vol immersif dans des environnements complexes, une résistance au stress permettant de maintenir la précision sous le feu ennemi. Ces compétences demandent des mois d’entraînement intensif et un encadrement par des instructeurs expérimentés. Or, c’est exactement ce qui manque aux Forces territoriales : des formateurs suffisamment qualifiés pour transmettre ces savoirs techniques à grande échelle. Le gouvernement ukrainien a lancé en 2025 le programme « Contrat 18-24 : Drones » pour attirer les jeunes vers ces spécialisations, offrant des salaires mensuels de 120 000 hryvnias (environ 2900 dollars) et d’autres incitations financières. Mais attirer des recrues est une chose ; les former efficacement en est une autre.
Le problème se complique quand on réalise que la guerre des drones évolue constamment. Les Russes développent sans cesse de nouveaux systèmes de brouillage, de nouvelles tactiques d’interception, de nouvelles contre-mesures électroniques. Les drones ukrainiens qui fonctionnaient parfaitement en 2022 deviennent obsolètes en 2025. Il faut donc non seulement former les opérateurs, mais aussi les maintenir à jour technologiquement, les adapter aux évolutions du combat électronique, leur enseigner les nouvelles procédures opérationnelles. Cette formation continue exige une structure d’instruction permanente, avec des experts capables de suivre les innovations technologiques et de les traduire en doctrines tactiques applicables. C’est un luxe que les Forces territoriales ne peuvent plus se permettre quand elles manquent déjà de personnel pour les missions de base. Résultat : des unités équipées de drones modernes mais incapables de les exploiter pleinement, des opérateurs dépassés par l’évolution technologique, des opportunités tactiques ratées par manque de compétence. La supériorité technologique ukrainienne, si souvent vantée par les médias occidentaux, se révèle illusoire quand elle n’est pas soutenue par l’expertise humaine nécessaire à son déploiement.
Guerre électronique : l’invisible bataille des spécialistes
Si les drones sont visibles et photogéniques, la guerre électronique reste largement invisible du grand public. Pourtant, c’est peut-être le domaine le plus critique de ce conflit. Brouiller les communications ennemies, intercepter les transmissions radio, perturber les systèmes de guidage des missiles, protéger ses propres réseaux contre l’interférence adverse — toutes ces missions exigent une maîtrise technique de haut niveau que très peu de civils possèdent naturellement. Un spécialiste en guerre électronique doit comprendre les principes de la propagation des ondes radio, maîtriser les techniques de cryptographie, connaître les spécifications techniques des équipements ennemis, savoir analyser les signaux interceptés pour en extraire du renseignement tactique. Cette expertise s’acquiert en années, pas en semaines. Elle nécessite une formation universitaire en électronique ou télécommunications, complétée par une spécialisation militaire poussée. Or, combien d’ingénieurs en télécommunications acceptent de quitter leur emploi civil bien payé pour rejoindre une unité territoriale exposée aux bombardements quotidiens ? Combien d’experts en cybersécurité renoncent à leur carrière dans le privé pour servir dans des conditions spartiates au salaire de soldat ?
Le paradoxe est cruel : plus la guerre se technologise, plus elle a besoin de compétences rares que la mobilisation générale ne peut pas fournir. Les meilleurs spécialistes ukrainiens en guerre électronique travaillent déjà pour les services de renseignement, les forces spéciales, les unités d’élite. Ceux qui restent disponibles sont soit trop âgés pour le service actif, soit insuffisamment qualifiés pour les missions complexes, soit réticents à s’engager militairement. Cette pénurie de talents crée un cercle vicieux : sans spécialistes compétents, les unités territoriales subissent des échecs opérationnels qui découragent les recrues potentielles ; sans nouvelles recrues, impossible de former la prochaine génération d’experts. Pendant ce temps, les Russes — qui peuvent puiser dans un réservoir démographique trois fois plus important — développent leurs propres capacités de guerre électronique, recrutent massivement dans leurs universités techniques, mobilisent leurs ingénieurs de l’industrie de défense. L’asymétrie des ressources humaines joue inexorablement en faveur de Moscou dans cette guerre d’usure technologique. Et chaque mois qui passe creuse un peu plus l’écart entre les capacités réelles ukrainiennes et les besoins opérationnels croissants.
Défense aérienne : protéger le ciel sans pilotes expérimentés
La défense aérienne illustre parfaitement les contradictions de la situation ukrainienne. L’Occident a fourni des systèmes sophistiqués — Patriot américains, IRIS-T allemands, S-300 soviétiques modernisés — capables théoriquement d’intercepter la plupart des menaces aériennes russes. Mais ces équipements ne servent à rien sans opérateurs qualifiés pour les mettre en œuvre. Un système Patriot nécessite une équipe de plusieurs techniciens spécialisés : opérateur radar, contrôleur de missiles, spécialiste en identification d’objectifs, coordinateur avec les autres systèmes de défense. Chacun de ces postes exige une formation de plusieurs mois sur des simulateurs coûteux, suivie d’un entraînement pratique avec des instructeurs expérimentés. Les Américains et Allemands ont formé quelques centaines d’Ukrainiens sur ces systèmes, mais c’est largement insuffisant pour couvrir les besoins d’un pays en guerre totale. Et quand ces opérateurs formés à l’étranger sont tués ou blessés au combat, qui les remplace ? Les Forces territoriales manquent cruellement d’instructeurs capables de former de nouveaux spécialistes de défense aérienne. Elles manquent aussi des infrastructures — simulateurs, terrains d’entraînement, munitions d’exercice — nécessaires à cette formation continue.
Plus grave encore : la défense aérienne moderne nécessite une coordination en temps réel entre différents systèmes, différentes unités, différents échelons de commandement. Il ne suffit pas d’avoir des opérateurs compétents sur chaque batterie ; il faut aussi des coordinateurs capables d’orchestrer l’ensemble, des analystes capables d’évaluer les menaces, des communicants capables de transmettre les ordres instantanément. Cette dimension systémique de la guerre aérienne moderne dépasse largement les capacités des Forces territoriales, conçues initialement pour des missions de sécurité locale. Résultat : des systèmes de défense aérienne sous-exploités, des zones mal protégées par manque de personnel qualifié, des raids russes qui passent à travers les défenses non par supériorité technologique mais par défaillance humaine. L’ironie tragique de la situation ukrainienne tient en une phrase : disposer des meilleures armes occidentales sans avoir les compétences nécessaires pour les utiliser efficacement. C’est le syndrome de l’armée high-tech sans ingénieurs, de la force moderne sans spécialistes modernes. Et dans une guerre d’usure, cette contradiction finit toujours par se payer au prix fort.
Le problème du recrutement : qui veut encore mourir pour l'Ukraine ?

L’épuisement du vivier de volontaires patriotes
En février 2022, rejoindre les Forces de défense territoriale était un geste héroïque et populaire. Les files d’attente devant les centres de recrutement témoignaient d’un élan patriotique extraordinaire. Trois ans et demi plus tard, cette dynamique s’est inversée. L’enthousiasme initial a cédé la place à une réticence croissante que les autorités peinent à dissimuler. Les raisons sont multiples et compréhensibles. D’abord, la réalité de la guerre a rattrapé les illusions du début. Les volontaires de 2022 imaginaient un conflit court, une guerre de libération glorieuse où ils joueraient un rôle décisif. La réalité — guerre d’usure interminable, taux de pertes élevés, conditions de vie spartiates — a refroidi les ardeurs patriotiques. Ensuite, les témoignages des premiers engagés ont circulé dans la population civile. Les histoires d’unités mal équipées, mal commandées, mal soutenues logistiquement se répandent dans les familles, les entreprises, les communautés locales. Difficile de maintenir l’attractivité du service militaire quand les anciens combattants reviennent traumatisés, amers, critiques envers leur hiérarchie. Enfin, l’économie ukrainienne s’est adaptée à la guerre longue, offrant des opportunités d’emploi civil bien rémunérées dans l’industrie de défense, la reconstruction, les services aux forces armées. Pourquoi risquer sa vie comme territorial quand on peut contribuer à l’effort de guerre depuis une usine de drones ou un bureau d’ingénierie ?
Cette désaffection progressive touche particulièrement les profils les plus recherchés : ingénieurs, techniciens, informaticiens, spécialistes de diverses branches. Ces professionnels qualifiés ont généralement des emplois stables, des revenus corrects, des responsabilités familiales qui les dissuadent de s’engager militairement. Ils préfèrent contribuer à l’effort de guerre par leur travail civil — développement de drones, cybersécurité, maintenance d’équipements militaires — plutôt que par un service armé direct. Cette logique est rationnelle individuellement, mais catastrophique collectivement : elle prive les Forces territoriales exactement des compétences dont elles ont le plus besoin. Le gouvernement a tenté de contrer cette tendance en lançant le programme « Contrat 18-24 : Drones » avec des incitations financières attractives — 120 000 hryvnias par mois plus diverses primes. Mais ces mesures restent largement insuffisantes face à l’ampleur du problème. Un ingénieur en informatique peut gagner davantage dans le secteur privé, avec moins de risques et plus de perspectives de carrière. Un technicien en électronique trouve facilement un emploi dans l’industrie de défense civile, mieux payé et plus sûr que le service territorial. L’équation économique du volontariat militaire devient de moins en moins favorable à mesure que la guerre s’éternise et que l’économie civile s’adapte au conflit.
Mobilisation forcée : des soldats contraints et peu motivés
Face à la pénurie de volontaires, l’Ukraine a durci sa politique de mobilisation. L’âge minimal de conscription a été abaissé de 27 à 25 ans en avril 2024. Les services de recrutement ont intensifié leurs activités, parfois de manière coercitive. Des témoignages rapportent des cas de « mobilisation forcée » où des hommes sont littéralement ramassés dans la rue et emmenés vers les centres de recrutement. Cette pratique, bien que niée officiellement, est suffisamment répandue pour alimenter une anxiété générale dans la population masculine. Elle a aussi des effets pervers documentés : les soldats mobilisés de force montrent une motivation nettement inférieure aux volontaires initiaux. Un commandant ukrainien témoigne anonymement auprès de CNN que « la majorité » de ces recruits contraints abandonnent leur poste après une première mission. « Ils vont aux positions une fois et s’ils survivent, ils ne reviennent jamais. Soit ils quittent leurs positions, soit ils refusent de combattre, soit ils cherchent un moyen de quitter l’armée. » Cette dynamique crée un cercle vicieux : plus la mobilisation devient coercitive, moins les recrues sont motivées ; moins elles sont motivées, plus elles désertent ; plus elles désertent, plus il faut mobiliser de force pour compenser les pertes.
Les Forces territoriales payent un prix particulièrement lourd pour cette évolution. Conçues initialement comme des unités de volontaires patriotes, elles se retrouvent progressivement remplies de conscrits réticents qui n’ont ni la motivation ni souvent les compétences requises pour les missions spécialisées. Former un spécialiste en guerre électronique demande des mois d’instruction technique ; mais comment maintenir cette formation quand l’élève cherche constamment à déserter ou à éviter les missions dangereuses ? Comment créer la cohésion d’équipe nécessaire aux opérations complexes quand la moitié des effectifs songe à abandonner ? Cette crise de motivation est peut-être plus grave à long terme que la simple pénurie de personnel. Car même si l’Ukraine parvenait à combler ses déficits numériques par la mobilisation forcée, elle ne résoudrait pas le problème qualitatif : avoir des soldats compétents, motivés, fiables dans les moments critiques. Or, c’est exactement ce dont les Forces territoriales ont besoin pour réussir leur transformation vers des unités technologisées. Sans cette motivation intrinsèque, sans cet engagement personnel des combattants, tous les équipements sophistiqués du monde ne serviront à rien. La guerre moderne ne se gagne pas avec des conscrits contraints, même bien armés ; elle se gagne avec des spécialistes motivés, même modestement équipés.
Concurrence entre unités : la guerre des talents internes
Un phénomène inquiétant aggrave encore la situation : la concurrence croissante entre les différentes composantes des forces armées ukrainiennes pour attirer les meilleurs profils. Les brigades d’élite — 3e Brigade d’assaut, 72e Brigade mécanisée, bataillon « Code 9.2 » de la 92e Brigade d’assaut — ont lancé des campagnes de recrutement médiatisées, offrant des incitations financières, des formations spécialisées, des équipements de pointe. La 3e Brigade d’assaut a même ouvert une école de formation d’opérateurs de drones à Lviv, la « Kill House Academy », qui attire les meilleurs candidats. Cette surenchère entre unités crée une hiérarchisation implicite du service militaire : servir dans une brigade prestigieuse devient un signe de statut, tandis que les Forces territoriales sont reléguées au rang de « deuxième choix » pour les recrues moins qualifiées. Cette dynamique perverse prive les Forces territoriales des talents dont elles ont le plus besoin, concentrant les compétences rares dans quelques unités élites au détriment de l’ensemble du système de défense. Elle révèle aussi une défaillance du commandement central, incapable d’organiser une répartition rationnelle des ressources humaines selon les besoins opérationnels globaux.
Formation et expertise : l'impossible montée en compétence

Le paradoxe des instructeurs : qui forme les formateurs ?
Plakhuta se vante que « le niveau de dotation en instructeurs reste supérieur à 80% » dans les unités de formation territoriale. Mais ce chiffre, même s’il est exact, masque un problème qualitatif majeur : avoir des instructeurs ne garantit pas d’avoir de bons instructeurs. Former un spécialiste en guerre électronique nécessite un formateur qui maîtrise parfaitement cette discipline, qui connaît les dernières évolutions technologiques, qui sait adapter son enseignement aux contraintes opérationnelles du terrain. Or, où l’Ukraine trouve-t-elle ces super-instructeurs ? La plupart des véritables experts sont déjà mobilisés dans les unités opérationnelles, où leurs compétences sont directement utilisées contre l’ennemi. Ceux qui restent disponibles pour l’instruction sont souvent soit des vétérans blessés reconvertis — avec des connaissances parfois datées —, soit des théoriciens civils sans expérience du combat réel. Cette inadéquation entre besoins de formation et capacités d’instruction crée un goulot d’étranglement fatal : impossible de former massivement des spécialistes sans instructeurs qualifiés, impossible d’avoir des instructeurs qualifiés sans priver les unités opérationnelles de leurs meilleurs éléments.
Le problème s’aggrave avec l’évolution technologique rapide du conflit. Les systèmes d’armes se modernisent constamment, les tactiques évoluent au rythme des innovations, les contre-mesures ennemies imposent des adaptations permanentes. Un instructeur formé en 2022 sur les premiers drones FPV peut se retrouver largement dépassé en 2025 face aux dernières générations d’appareils dotés d’intelligence artificielle et de capacités de guerre électronique. Maintenir les instructeurs à jour technologiquement nécessite une formation continue coûteuse en temps et en ressources — exactement ce qui manque dans une armée engagée dans une guerre d’usure. Résultat : des formations dispensées par des instructeurs compétents mais partiellement obsolètes, à des élèves qui apprendront des techniques déjà dépassées au moment où ils les mettront en pratique. Cette obsolescence programmée de la formation militaire est l’un des effets les plus pernicieux de la guerre technologique moderne : le temps nécessaire pour maîtriser une technologie dépasse souvent la durée de vie opérationnelle de cette même technologie. Dans cette course permanente entre innovation et formation, les Forces territoriales partent avec un handicap structurel qu’elles ne peuvent pas combler.
Infrastructures de formation : l’impossible mise à niveau
Former des spécialistes militaires modernes nécessite des infrastructures sophistiquées : simulateurs informatiques, terrains d’entraînement équipés, laboratoires d’électronique, ateliers de maintenance, zones d’essai pour les nouvelles technologies. Or, l’Ukraine en guerre ne peut pas investir massivement dans ces infrastructures civiles de formation quand elle peine déjà à fournir des munitions et du carburant aux unités au front. Les centres de formation territoriale fonctionnent souvent avec des équipements de fortune, des simulateurs obsolètes, des installations improvisées qui ne permettent pas une formation de qualité. Comment apprendre à utiliser un système de guerre électronique moderne avec un simulateur basé sur la technologie des années 2010 ? Comment maîtriser les derniers drones de reconnaissance avec des appareils d’entraînement dépassés ? Cette vétusté des moyens de formation condamne les nouvelles recrues à apprendre sur des systèmes qui ne correspondent pas aux équipements qu’elles utiliseront réellement au combat. C’est un gaspillage de temps et d’énergie que l’Ukraine ne peut pas se permettre dans sa situation actuelle.
Plus problématique encore : les infrastructures de formation sont régulièrement ciblées par les bombardements russes. Moscou a compris que détruire les centres d’instruction ukrainiens est un moyen efficace de tarır la régénération des forces adverses. Chaque école militaire détruite, chaque centre de formation bombardé représente des mois ou des années de capacité d’instruction perdues. Et reconstruire ces installations sous les bombes, les équiper avec du matériel moderne, les doter d’instructeurs qualifiés — tout cela prend un temps que l’Ukraine n’a pas dans cette guerre d’usure. Cette guerre contre les infrastructures de formation constitue peut-être l’une des stratégies russes les plus efficaces à long terme : au lieu de détruire directement les unités ukrainiennes, on s’attaque à leur capacité de régénération, on tarit la source de nouvelles recrues qualifiées. C’est une forme d’attrition indirecte particulièrement pernicieuse car ses effets ne se font sentir qu’avec retard, quand il devient impossible de remplacer les spécialistes perdus. Et quand ce moment arrive — comme aujourd’hui avec l’aveu de Plakhuta —, il est généralement trop tard pour inverser la tendance rapidement.
Partenariat occidental : une aide insuffisante et mal coordonnée
L’Occident aide l’Ukraine à former ses spécialistes militaires, mais cette assistance reste largement insuffisante face à l’ampleur des besoins. Les États-Unis, l’Allemagne, la France forment quelques centaines d’Ukrainiens sur les systèmes d’armes qu’ils fournissent — Patriot, IRIS-T, Caesar, HIMARS. Mais ces formations sont ponctuelles, limitées dans le temps, focalisées sur des équipements spécifiques plutôt que sur une montée en compétence générale. Elles ne créent pas une capacité d’instruction autonome ukrainienne ; elles se contentent de former quelques opérateurs qui devront ensuite transmettre leurs connaissances à leurs compatriotes sans bénéficier de la même qualité d’encadrement. Cette approche en cascade — former quelques experts qui formeront d’autres experts qui formeront les utilisateurs finaux — dilue inévitablement la qualité de l’instruction à chaque étape. Un opérateur Patriot formé par des instructeurs américains pendant six mois transmettra forcément moins bien ses connaissances qu’il ne les a reçues. Et les soldats qu’il formera à son tour maîtriseront encore moins bien le système. Cette dégradation progressive de l’expertise est inévitable mais catastrophique dans une guerre où la supériorité technologique dépend de la parfaite maîtrise des équipements.
De plus, cette aide occidentale souffre d’un manque de coordination entre les différents pays donateurs. Chaque nation forme les Ukrainiens sur ses propres systèmes, selon ses propres procédures, avec ses propres standards. Résultat : une mosaïque de compétences partielles plutôt qu’une expertise cohérente et intégrée. Un spécialiste ukrainien peut connaître parfaitement les missiles Patriot américains mais être incapable d’utiliser les systèmes IRIS-T allemands pourtant similaires. Cette fragmentation des savoirs complique l’interopérabilité, multiplie les besoins de formation, empêche la standardisation des procédures. Elle reflète aussi les limites politiques de l’aide occidentale : chaque pays privilégie la promotion de ses propres industries de défense plutôt que l’efficacité globale du système de défense ukrainien. Dans cette logique, former des Ukrainiens sur du matériel français ou allemand devient un moyen de fidéliser un futur client plutôt qu’un véritable effort de solidarité militaire. Cette instrumentalisation commerciale de l’aide à l’instruction affaiblit l’efficacité globale de l’assistance occidentale et prive l’Ukraine d’une formation cohérente adaptée à ses besoins réels plutôt qu’aux intérêts industriels de ses alliés.
Les conséquences opérationnelles : quand l'expertise manque au front

Unités sous-utilisées : du matériel sans savoir-faire
La réalité opérationnelle de cette pénurie de spécialistes se manifeste quotidiennement sur le terrain par des unités disposant d’équipements sophistiqués qu’elles ne savent pas exploiter pleinement. Des Forces territoriales reçoivent des drones de reconnaissance modernes mais manquent d’opérateurs formés pour les piloter dans des environnements de guerre électronique complexes. Elles possèdent des systèmes de communication cryptés mais n’ont pas les techniciens capables de les maintenir en condition opérationnelle. Elles sont dotées de stations de guerre électronique avancées mais manquent des spécialistes pour les faire fonctionner efficacement contre les contre-mesures russes. Cette inadéquation entre moyens et compétences transforme l’aide militaire occidentale en gaspillage : des millions de dollars d’équipements modernes qui fonctionnent en sous-régime par manque d’expertise humaine. Pire encore, cette sous-utilisation chronique des matériels sophistiqués conduit parfois à leur abandon ou leur détournement. Des unités territoriales mal formées préfèrent utiliser des équipements simples qu’elles maîtrisent plutôt que des systèmes complexes qui les dépassent. Résultat : des drones de pointe abandonnés dans des dépôts, des systèmes de guerre électronique inutilisés, des équipements de communication qui servent de presse-papiers coûteux.
Cette situation crée également des inégalités tactiques majeures entre unités. Les brigades qui ont réussi à attirer et former des spécialistes qualifiés développent des capacités opérationnelles impressionnantes : reconnaissance drone en temps réel, coordination feu-mouvement sophistiquée, guerre électronique offensive. Pendant ce temps, les unités territoriales sous-dotées en expertise fonctionnent avec des méthodes largement datées : observation visuelle, communications radio non sécurisées, tactiques d’infanterie de base. Cette fracture capacitaire au sein même des forces ukrainiennes affaiblit la cohérence opérationnelle d’ensemble. Comment coordonner efficacement des unités qui n’évoluent pas dans la même génération technologique ? Comment maintenir une doctrine tactique unifiée quand certaines formations maîtrisent la guerre moderne et d’autres restent bloquées dans les années 1990 ? Cette hétérogénéité des compétences transforme l’armée ukrainienne en mosaïque de capacités incompatibles, réduisant l’efficacité globale malgré l’excellence ponctuelle de certaines unités élites.
Opportunités ratées : l’intelligence gaspillée par l’ignorance
Dans la guerre moderne, l’intelligence tactique — la capacité à collecter, analyser et exploiter instantanément l’information du champ de bataille — détermine souvent l’issue des engagements. Or, cette dimension cruciale nécessite des spécialistes capables d’interpréter les données des capteurs, d’analyser les signaux interceptés, de fusionner les informations provenant de sources multiples. Les Forces territoriales manquent cruellement de ces profils d’analystes, condamnant leurs unités à gaspiller des renseignements précieux par incapacité à les exploiter. Un drone de reconnaissance peut filmer une colonne blindée russe en approche, mais sans analyste formé pour interpréter les images, identifier les types de véhicules, évaluer les intentions ennemies, cette information reste inutile. Une station d’interception radio peut capter des communications russes, mais sans linguiste-cryptographe pour les décoder et les contextualiser, ces signaux ne donnent aucun avantage tactique. Cette cécité analytique transforme les unités territoriales en collecteurs d’informations sans capacité d’exploitation — une situation particulièrement frustrante quand on sait que les données existent mais ne peuvent pas être transformées en avantage opérationnel.
Plus grave encore : cette incapacité à exploiter le renseignement en temps réel conduit à des opportunités tactiques ratées qui peuvent changer l’issue d’un engagement. Une unité territoriale repère un poste de commandement russe temporairement exposé mais n’a pas l’expertise pour confirmer l’identification, évaluer la fenêtre d’opportunité, coordonner une frappe d’artillerie dans les délais utiles. Un groupe de reconnaissance détecte une faiblesse dans les défenses ennemies mais manque des compétences pour analyser la situation tactique et proposer un plan d’exploitation. Ces échecs d’intelligence ne se traduisent pas par des défaites spectaculaires — ils se manifestent par une érosion progressive de l’efficacité opérationnelle, une multiplication des occasions manquées, une incapacité chronique à transformer la supériorité ponctuelle en avantage durable. Dans une guerre d’usure où chaque opportunité compte, où chaque erreur se paie cher, cette dimension qualitative devient cruciale. Avoir des soldats courageux et bien équipés ne suffit plus ; il faut des soldats intelligents, formés, capables d’exploiter la complexité technologique moderne pour en tirer un avantage tactique décisif.
Vulnérabilités systémiques : défenses pleines de trous
Le manque de spécialistes crée des vulnérabilités systémiques que l’ennemi peut exploiter méthodiquement. Les unités territoriales mal formées en guerre électronique deviennent des cibles privilégiées pour les systèmes de brouillage russes. Leurs communications sont facilement interceptées, leurs coordinations tactiques perturbées, leurs systèmes de guidage neutralisés. Ces faiblesses ne restent pas secrètes longtemps : l’ennemi identifie rapidement les unités les moins compétentes technologiquement et concentre ses efforts sur ces maillons faibles. Résultat : une sélection adverse qui aggrave progressivement le déséquilibre capacitaire. Les unités territoriales les moins expertes subissent des pertes disproportionnées, perdent encore plus de spécialistes, deviennent encore plus vulnérables dans un cycle destructeur qui finit par les rendre totalement inefficaces. Cette dynamique d’effondrement graduel touche particulièrement les missions de défense aérienne et de guerre électronique, où l’incompétence d’un seul opérateur peut compromettre la sécurité de toute une zone d’opérations.
Ces vulnérabilités créent également des effets de cascade qui dépassent largement les unités directement concernées. Une unité territoriale incapable d’assurer efficacement sa mission de défense aérienne locale expose les formations voisines aux attaques aériennes russes. Une formation mal formée en guerre électronique peut involontairement compromettre les communications d’autres unités par ses erreurs de manipulation. Ces défaillances en chaîne révèlent l’interconnexion croissante des systèmes militaires modernes : dans une guerre technologique, l’incompétence d’une unité peut rapidement se propager à l’ensemble du dispositif. C’est pourquoi la pénurie de spécialistes dans les Forces territoriales ne constitue pas seulement un problème local — elle menace la cohérence opérationnelle de toute la défense ukrainienne. Chaque unité sous-qualifiée devient un point de faiblesse que l’ennemi peut exploiter pour percer l’ensemble du système défensif. Et plus ces faiblesses s’accumulent, plus elles deviennent difficiles à compenser par les succès des unités d’élite.
Comparaison internationale : les leçons des autres conflits

Finlande 1939-1940 : quand la motivation compense l’expertise
L’exemple de la Guerre d’Hiver entre la Finlande et l’Union soviétique (novembre 1939 – mars 1940) est souvent invoqué comme modèle de résistance efficace d’une petite nation contre un envahisseur massivement supérieur. La Finlande, avec 3,7 millions d’habitants, a résisté pendant 105 jours à l’URSS de Staline forte de 170 millions d’habitants. Cette performance extraordinaire s’explique par plusieurs facteurs : excellente connaissance du terrain, adaptation parfaite au climat hivernal, tactiques de guérilla sophistiquées, mais surtout — motivation exceptionnelle de combattants défendant leur foyer. Les soldats finlandais n’étaient pas nécessairement mieux formés techniquement que leurs adversaires soviétiques, mais ils compensaient ce déficit par une détermination farouche et une créativité tactique remarquable. Ils inventaient des solutions improvisées — cocktails Molotov, embuscades en terrain difficile, sabotages ciblés — qui maximisaient leurs maigres ressources. Cette guerre démontre qu’une forte motivation peut partiellement compenser un déficit technologique ou numérique, du moins à court terme. Mais elle révèle aussi les limites de cette compensation : malgré leur résistance héroïque, les Finlandais ont finalement dû céder du territoire et accepter un traité défavorable. La motivation seule ne peut pas indéfiniment suppléer l’infériorité matérielle.
La situation ukrainienne actuelle présente des similarités et des différences importantes avec l’exemple finlandais. Similarités : une nation plus petite résiste à un envahisseur massivement supérieur, s’appuie sur la motivation patriotique de sa population, développe des tactiques asymétriques pour compenser ses faiblesses. Différences cruciales : la guerre de 2025 est infiniment plus technologique que celle de 1940, la durée du conflit dépasse largement les 105 jours de la Guerre d’Hiver, et surtout — l’Ukraine dispose d’un soutien occidental massif que la Finlande n’avait pas. Cette assistance change fondamentalement la donne : elle permet à Kiev de compenser partiellement ses faiblesses numériques par une supériorité technologique, mais elle crée aussi de nouvelles dépendances et de nouveaux défis. Maîtriser les équipements occidentaux sophistiqués nécessite une expertise que les soldats finlandais de 1940 n’avaient pas besoin de développer avec leurs armes simples et rustiques. Cette complexification technologique rend la motivation moins décisive qu’en 1940 : un patriote finlandais pouvait apprendre à utiliser un fusil en quelques semaines, un patriote ukrainien a besoin de mois pour maîtriser un système Patriot ou un drone de reconnaissance moderne.
Afghanistan 2001-2021 : l’échec de la formation accélérée
L’expérience occidentale en Afghanistan offre un contre-exemple instructif des limites de la formation militaire accélérée. Pendant vingt ans, l’OTAN a tenté de créer une armée afghane capable de défendre le pays contre les Talibans. Des milliards de dollars ont été investis dans la formation de soldats et d’officiers afghans, l’achat d’équipements modernes, la construction d’infrastructures militaires. Sur le papier, l’Armée nationale afghane (ANA) comptait 176 000 soldats bien équipés et théoriquement formés selon les standards occidentaux. Dans la réalité, cette force s’est effondrée en quelques semaines face aux Talibans en août 2021, abandonnant sans combattre la plupart de ses positions. Cet échec spectaculaire révèle les limites intrinsèques de toute tentative de création rapide d’une expertise militaire complexe. Malgré des investissements colossaux et une assistance technique permanente, l’ANA n’a jamais développé une véritable autonomie opérationnelle. Ses soldats dépendaient totalement du soutien occidental pour la maintenance de leurs équipements, l’analyse de renseignement, la coordination des opérations complexes. Quand ce soutien a été retiré, toute la structure s’est écroulée instantanément.
Les parallèles avec la situation ukrainienne sont troublants mais non déterminants. Troublants parce que l’Ukraine dépend aussi massivement de l’aide occidentale pour sa formation militaire, son équipement moderne, son renseignement tactique. Si cette assistance devait être interrompue — par lassitude politique occidentale, changement de priorités géostratégiques, ou simple épuisement des ressources — l’armée ukrainienne pourrait connaître des difficultés similaires à celles de l’ANA. Non déterminants parce que le contexte est fondamentalement différent : les soldats ukrainiens combattent pour défendre leur propre territoire contre un envahisseur, pas pour imposer un gouvernement étranger à une population réticente. Cette motivation existentielle change radicalement la donne : un soldat afghan pouvait déserter et reprendre sa vie civile sous les Talibans, un soldat ukrainien sait qu’en cas de défaite, il n’y aura plus d’Ukraine où retourner. Cette différence motivationnelle explique probablement pourquoi l’armée ukrainienne résiste depuis plus de trois ans malgré ses faiblesses structurelles, là où l’ANA s’est effondrée dès la première épreuve sérieuse.
Cette motivation existentielle change radicalement la donne : un soldat afghan pouvait déserter et reprendre sa vie civile sous les Talibans, un soldat ukrainien sait qu’en cas de défaite, il n’y aura plus d’Ukraine où retourner. Cette différence motivationnelle explique probablement pourquoi l’armée ukrainienne résiste depuis plus de trois ans malgré ses faiblesses structurelles, là où l’ANA s’est effondrée dès la première épreuve sérieuse. Mais elle ne résout pas le problème fondamental : comment maintenir une force technologiquement compétente quand les spécialistes manquent cruellement et que la formation prend plus de temps que la durée de vie opérationnelle des technologies à maîtriser ? L’Afghanistan nous enseigne qu’investir des milliards dans l’équipement militaire moderne ne sert à rien sans la volonté politique de se battre. L’Ukraine démontre qu’avoir la volonté de se battre ne suffit pas non plus sans l’expertise technique nécessaire pour exploiter cet équipement. Entre ces deux écueils — manque de motivation afghane, manque d’expertise ukrainienne — se dessine le défi majeur de toute assistance militaire occidentale au 21e siècle.
Irak post-2003 : l’illusion de la reconstruction militaire rapide
L’expérience irakienne offre un autre exemple des limites de la reconstruction militaire dans un contexte de guerre prolongée. Après la chute de Saddam Hussein en 2003, les États-Unis ont tenté de reconstruire rapidement une armée irakienne capable de maintenir la stabilité du pays. Cette entreprise a coûté des dizaines de milliards de dollars et mobilisé des milliers de conseillers militaires américains pendant plus d’une décennie. Malgré ces investissements massifs, l’armée irakienne reconstituée s’est révélée incapable de résister à l’offensive de Daech en 2014, abandonnant des provinces entières et laissant entre les mains des terroristes un arsenal considérable d’équipements occidentaux. Cette débâcle révèle que former une armée ne se limite pas à enseigner des techniques — cela nécessite de créer une culture militaire, une cohésion sociale, une légitimité politique qui ne peuvent pas s’improviser en quelques années. Les soldats irakiens formés par les Américains maîtrisaient individuellement leurs équipements, mais ils manquaient de la cohésion collective et de la motivation institutionnelle nécessaires pour résister à un ennemi déterminé.
Cette leçon irakienne éclaire certains aspects de la crise actuelle des Forces territoriales ukrainiennes. Même si l’Ukraine bénéficiait d’instructeurs occidentaux en nombre suffisant, même si elle disposait d’infrastructures de formation modernes, même si elle recrutait assez de volontaires qualifiés, il lui faudrait encore du temps — des années probablement — pour transformer ces ressources en expertise opérationnelle collective. Car la compétence militaire moderne ne se résume pas à la somme des compétences individuelles ; elle nécessite une coordination complexe entre spécialistes, une interopérabilité entre systèmes, une doctrine d’emploi cohérente que seule l’expérience peut développer. Or, dans une guerre d’usure comme celle que mène l’Ukraine, le temps manque cruellement. Chaque mois perdu à former des spécialistes est un mois gagné par l’ennemi pour adapter ses propres tactiques, développer ses contre-mesures, exploiter les faiblesses adverses. Cette course contre la montre entre formation ukrainienne et adaptation russe constitue peut-être l’enjeu décisif de cette guerre d’expertise. Et pour l’instant, l’avantage semble pencher du côté russe, qui peut mobiliser des ressources humaines et industrielles bien supérieures pour soutenir cet effort de développement capacitaire à long terme.
Scénarios d'évolution : vers la victoire ou l'effondrement ?

Scénario 1 : la mobilisation générale de l’expertise
Face à cette crise des spécialistes, l’Ukraine pourrait théoriquement opter pour une mobilisation générale de toutes ses ressources humaines qualifiées. Cela impliquerait de réquisitionner massivement les ingénieurs, techniciens, informaticiens travaillant dans le secteur civil pour les affecter en priorité aux Forces de défense territoriale. Une telle mesure nécessiterait une planification économique de guerre totale : fermeture temporaire des entreprises non essentielles, réaffectation forcée des personnels qualifiés, création d’un système de conscription spécialisée basé sur les compétences plutôt que sur l’âge. Cette approche pourrait théoriquement résoudre la pénurie de spécialistes en quelques mois, transformant les Forces territoriales en unités technologiquement compétentes capables d’exploiter pleinement l’aide militaire occidentale. Mais elle aurait aussi des coûts économiques et sociaux prohibitifs : effondrement de la production civile, fuite des cerveaux vers l’étranger, résistance passive d’une population lassée par quatre ans de guerre. De plus, cette mobilisation forcée de l’expertise risquerait de reproduire les problèmes de motivation déjà observés avec la conscription militaire classique : des spécialistes contraints de servir sont-ils aussi efficaces que des volontaires motivés ? L’expérience suggère que non.
Plus problématique encore : cette mobilisation générale de l’expertise laisserait l’économie ukrainienne exsangue au moment précis où elle a le plus besoin de dynamisme pour financer l’effort de guerre. Car qui paierait les salaires des soldats, qui produirait les drones, qui maintiendrait les infrastructures critiques si tous les spécialistes étaient mobilisés militairement ? Cette contradiction entre besoins militaires immédiats et capacités économiques de long terme illustre parfaitement le dilemme stratégique ukrainien : gagner la guerre risque de détruire les fondements mêmes de ce pour quoi on se bat. L’Ukraine pourrait sortir victorieuse militairement d’un conflit qui l’aurait ruinée économiquement et socialement, créant les conditions d’une instabilité post-conflit potentiellement plus dangereuse que la guerre elle-même. Cette perspective explique probablement pourquoi Kiev n’a pas encore franchi le pas de la mobilisation totale de l’expertise — non par manque de volonté, mais par lucidité stratégique sur les conséquences à long terme d’une telle décision. Reste à savoir si cette prudence est justifiée ou si elle constitue une erreur de calcul face à l’urgence de la situation militaire actuelle.
Scénario 2 : l’effondrement progressif par épuisement
Le scénario le plus probable, et le plus inquiétant, reste celui de l’effondrement progressif des capacités ukrainiennes par épuisement des ressources humaines qualifiées. Dans cette hypothèse, la pénurie de spécialistes révélée par Plakhuta ne ferait que s’aggraver mois après mois, créant une spirale déflationniste des compétences militaires ukrainiennes. Les Forces territoriales, incapables de recruter et former suffisamment de nouveaux experts, verraient leurs capacités opérationnelles se dégrader progressivement. Cette dégradation toucherait d’abord les missions les plus techniques — guerre électronique, défense aérienne, coordination des frappes — avant de s’étendre aux fonctions de base. Parallèlement, l’usure des spécialistes existants — épuisement physique, traumatismes psychologiques, désertions, pertes au combat — accélérerait cette érosion capacitaire. Au bout de quelques années, les Forces territoriales pourraient se retrouver réduites à leur fonction initiale : des milices locales armées de fusils d’assaut, incapables d’intégrer les technologies modernes qui déterminent l’issue des batailles contemporaines. Cette régression technologique rendrait l’aide militaire occidentale largement inutile, transformant des milliards de dollars d’équipements sophistiqués en ferraille inexploitée.
Plus grave encore : cette dégradation des Forces territoriales affaiblirait mécaniquement l’ensemble du système de défense ukrainien en créant des maillons faibles que l’ennemi pourrait exploiter systématiquement. La Russie concentrerait ses efforts sur les secteurs tenus par des unités territoriales sous-qualifiées, perçant les défenses là où la résistance est la plus faible. Cette stratégie d’exploitation des vulnérabilités forcerait l’état-major ukrainien à redéployer constamment ses meilleures unités pour colmater les brèches, épuisant progressivement ses réserves d’élite et créant une surcharge opérationnelle insoutenable. À terme, ce processus pourrait déboucher sur un effondrement en cascade du front ukrainien, non par défaite militaire directe, mais par incapacité à maintenir la cohérence opérationnelle d’un système défensif rongé de l’intérieur par ses propres faiblesses. Ce scénario catastrophique n’est malheureusement pas improbable : il correspond à la logique implacable des guerres d’usure, où la victoire revient souvent au camp capable de tenir le plus longtemps plutôt qu’au plus fort militairement. Et sur ce critère de résistance à l’épuisement, l’avantage structurel semble pencher du côté russe.
Scénario 3 : la rupture technologique par l’innovation
Un troisième scénario, plus optimiste mais hautement incertain, reposerait sur une rupture technologique qui simplifierait drastiquement les exigences de formation militaire. Dans cette hypothèse, l’intelligence artificielle et l’automatisation rendraient obsolètes de nombreuses spécialisations actuellement critiques. Des drones autonomes capables d’identifier et d’engager leurs cibles sans intervention humaine, des systèmes de guerre électronique auto-adaptatifs, des réseaux de défense aérienne entièrement automatisés — ces technologies émergentes pourraient théoriquement résoudre la pénurie de spécialistes en supprimant le besoin de spécialistes humains. Les Forces territoriales deviendraient alors de simples opérateurs de systèmes automatisés, nécessitant une formation minimale pour superviser des machines qui feraient l’essentiel du travail technique complexe. Cette évolution technologique permettrait à l’Ukraine de compenser ses faiblesses humaines par sa supériorité algorithmique, transformant la guerre en confrontation entre intelligences artificielles plutôt qu’entre experts militaires. Le pays qui maîtriserait le mieux ces technologies émergentes obtiendrait un avantage décisif, indépendamment de ses ressources humaines spécialisées.
Mais ce scénario optimiste se heurte à plusieurs obstacles majeurs. D’abord, le développement de ces technologies prendra des années, voire des décennies — bien plus que l’Ukraine ne peut attendre dans sa situation actuelle. Ensuite, maîtriser l’IA militaire nécessite paradoxalement encore plus d’expertise que les systèmes conventionnels : ingénieurs en apprentissage automatique, spécialistes en cybersécurité, experts en éthique algorithmique. L’Ukraine manque cruellement de ces profils ultra-spécialisés, aggravant potentiellement sa dépendance technologique envers l’Occident. Enfin, la Russie développe aussi ses propres capacités d’IA militaire, notamment en partenariat avec la Chine et l’Iran. Cette course technologique pourrait donc reproduire à un niveau supérieur les mêmes déséquilibres capacitaires qui affectent aujourd’hui les Forces territoriales ukrainiennes. La fuite en avant technologique ne résout pas nécessairement les problèmes de formation et d’expertise — elle les complexifie et les reporte vers des domaines encore plus exigeants intellectuellement. Dans cette perspective, l’avenir des Forces territoriales dépend moins des technologies qu’elles utilisent que de leur capacité à attirer et former les cerveaux capables de maîtriser ces technologies, quel que soit leur degré de sophistication.
Conclusion

L’aveu d’impuissance du major-général Plakhuta le 5 octobre 2025 marque un tournant dans cette guerre. Pour la première fois depuis le début du conflit, un responsable militaire ukrainien reconnaît publiquement ce que les analystes suspectaient depuis des mois : l’Ukraine ne peut plus suivre le rythme d’une guerre technologique moderne par manque de spécialistes qualifiés. Cette crise de l’expertise révèle les limites cachées de la résistance ukrainienne et les failles de la stratégie d’aide occidentale. Pendant que les médias célèbrent chaque livraison d’armes sophistiquées, la réalité opérationnelle est plus sombre : des équipements de pointe entre les mains d’unités qui ne savent pas les exploiter, des formations sous-dotées en instructeurs compétents, des spécialistes épuisés qui ne peuvent plus être remplacés au rythme des pertes. Cette inadéquation croissante entre moyens technologiques et compétences humaines transforme l’aide militaire occidentale en gaspillage coûteux et l’armée ukrainienne en mosaïque de capacités incompatibles.
Plus grave encore : cette crise révèle l’épuisement structurel du modèle ukrainien de guerre populaire technologisée. Les Forces de défense territoriale incarnaient initialement l’idée séduisante d’une défense citoyenne moderne, alliant l’élan patriotique des volontaires à la sophistication des équipements occidentaux. Trois ans et demi plus tard, cette synthèse se révèle impossible à maintenir : la motivation populaire s’épuise face aux privations prolongées, tandis que la complexité technologique croissante exige une expertise que seule une minorité de citoyens peut acquérir. Cette contradiction fondamentale entre démocratisation des moyens militaires et spécialisation des compétences nécessaires condamne peut-être l’Ukraine à choisir entre efficacité opérationnelle et légitimité démocratique de sa défense. Dans cette guerre d’usure qui s’éternise, la Russie autocratique peut mobiliser brutalement ses ressources humaines qualifiées sans se soucier des résistances civiles. L’Ukraine démocratique doit ménager une population lasse, respecter les libertés individuelles, maintenir une économie de marché — autant de contraintes qui limitent sa capacité d’adaptation militaire. Cette asymétrie systémique entre régimes autoritaire et démocratique pourrait s’avérer décisive à long terme, indépendamment des qualités intrinsèques des combattants des deux camps. L’effondrement annoncé des Forces territoriales ukrainiennes ne serait alors que le symptôme visible d’un défi plus profond : comment les démocraties peuvent-elles gagner des guerres d’usure prolongées contre des dictatures disposées à sacrifier n’importe quoi pour la victoire ? Cette question dépasse largement le sort de l’Ukraine — elle interroge la viabilité même du modèle démocratique face aux défis sécuritaires du 21e siècle.