L’illusion météorologique comme tactique
Le brouillard est devenu l’allié des assaillants russes ces derniers mois. Une stratégie née de la nécessité, du désespoir même. Face à la domination ukrainienne dans le domaine de la surveillance par drones, Moscou a dû adapter ses méthodes d’assaut. Les conditions météorologiques défavorables offrent un répit temporaire, une fenêtre d’opportunité pour progresser sans être immédiatement détecté et ciblé. Les commandants russes ont intégré cette variable dans leur planification opérationnelle, attendant patiemment que la nature leur offre une protection éphémère. Ce matin du 20 novembre, le brouillard s’est effectivement abattu sur la région d’Oleksiyivka. Une nappe dense, humide, réduisant la visibilité à quelques dizaines de mètres. Les caméras optiques des drones ukrainiens deviennent moins efficaces dans ces conditions. Les systèmes thermiques peuvent être perturbés par l’humidité ambiante. C’était le moment ou jamais pour lancer l’assaut. Trente soldats ont été embarqués dans cinq véhicules légers, probablement des camions militaires ou des véhicules tout-terrain. L’objectif était simple: profiter du brouillard pour franchir la zone dangereuse, s’approcher des positions ukrainiennes, et établir une tête de pont avant que l’ennemi ne réagisse.
Mais cette tactique présente une faille fondamentale. Le brouillard n’est pas une cape d’invisibilité totale. Il réduit certains types de détection mais pas tous. Les Ukrainiens ont développé des systèmes de surveillance multicouches qui compensent les limitations de chaque technologie individuelle. Radars au sol capables de détecter les mouvements de véhicules même dans l’obscurité ou le brouillard. Capteurs acoustiques pour identifier le bruit des moteurs. Réseaux d’observation humaine avec des postes avancés équipés de moyens de communication rapides. Et surtout, une coordination exemplaire entre toutes ces sources d’information. Lorsque les véhicules russes ont quitté leur base de départ, quelqu’un les a vus. Quelqu’un a transmis l’alerte. Le système ukrainien s’est activé comme un organisme vivant répondant à une menace. Les opérateurs de drones ont modifié leurs trajectoires de patrouille pour concentrer leurs moyens sur la zone suspecte. L’artillerie a commencé à calculer les solutions de tir. Les unités d’infanterie se sont mises en alerte. En moins de dix minutes, la machine de guerre ukrainienne était prête à frapper. Le brouillard qui devait protéger les Russes allait devenir leur linceul.
Je pense souvent à ces soldats russes qui roulaient dans le brouillard ce matin-là. Croyaient-ils vraiment pouvoir passer inaperçus? Avaient-ils conscience du risque qu’ils prenaient? Ou suivaient-ils simplement les ordres, convaincus que leurs supérieurs savaient ce qu’ils faisaient? On ne connaîtra jamais leurs pensées, leurs espoirs, leurs peurs. Dans une heure, ils seraient tous morts ou agonisants. Trente vies humaines réduites à une statistique dans un rapport d’état-major. C’est ça aussi, l’horreur moderne.
La progression fatale des cinq véhicules
Les images capturées par les drones ukrainiens, bien que partielles à cause du brouillard, montrent la colonne russe progressant en formation relativement dispersée. Une tactique standard pour limiter les dégâts en cas d’attaque d’artillerie. Les véhicules maintenaient entre eux une distance d’environ cinquante à cent mètres, évitant ainsi qu’un seul obus ne puisse tous les détruire simultanément. Ils empruntaient apparemment un chemin rural, probablement identifié lors d’une reconnaissance préalable comme offrant une couverture végétale et un relief masquant partiellement leurs mouvements. La vitesse n’était pas élevée, peut-être trente à quarante kilomètres par heure, un compromis entre la nécessité d’avancer rapidement et celle de ne pas créer trop de bruit ou de poussière susceptibles d’attirer l’attention. Les soldats à bord devaient scruter anxieusement les côtés de la route, guettant le moindre signe de présence ennemie, sachant qu’à tout moment un drone pourrait surgir du ciel brumeux ou qu’un tir d’artillerie pourrait s’abattre sur eux.
Selon les sources ukrainiennes, la colonne avait parcouru environ deux kilomètres lorsque la première frappe l’a touchée. Deux kilomètres, c’est à la fois beaucoup et très peu sur un champ de bataille moderne. Suffisamment pour donner l’impression de progresser, de s’éloigner de la ligne de front dangereuse. Mais largement insuffisant pour échapper à la portée de l’artillerie ukrainienne ou au rayon d’action des drones de combat. Les Ukrainiens avaient choisi de les laisser avancer, probablement pour s’assurer qu’ils s’engageaient pleinement dans la zone d’attaque préparée. Une tactique classique d’embuscade: attendre que l’ennemi soit le plus vulnérable, le plus exposé, le plus engagé avant de déclencher le feu. Le commandant ukrainien responsable du secteur avait sûrement pesé ses options. Frapper immédiatement et peut-être permettre à certains véhicules de s’échapper en effectuant un demi-tour rapide? Ou attendre qu’ils soient tous bien engagés dans la zone d’élimination pour maximiser les destructions? Il a choisi la seconde option. Une décision froide, calculée, professionnelle. C’est ainsi qu’on gagne les guerres.
Le déclenchement du massacre
La première frappe a été probablement effectuée par l’artillerie conventionnelle. Des obusiers de calibre 155mm ou 152mm, armement standard de l’armée ukrainienne, fourni en partie par les alliés occidentaux ou hérité de l’arsenal soviétique. Ces pièces peuvent projeter des obus explosifs à des distances dépassant les vingt kilomètres avec une précision remarquable lorsqu’elles sont guidées par des observateurs avancés ou des drones. Le temps de vol d’un obus depuis la position de tir jusqu’à la cible dure généralement entre vingt secondes et une minute selon la distance. Pendant ce bref délai, les Russes n’avaient aucun moyen de savoir ce qui allait leur arriver. Le premier véhicule de la colonne a explosé dans un éclair de feu et de métal. L’obus a frappé directement la carrosserie, déclenchant une détonation qui a soufflé le véhicule et tué instantanément tous ses occupants. Les véhicules suivants ont immédiatement freiné, tentant de comprendre ce qui venait de se passer. Embuscade? Mine? Tir d’artillerie? Dans le brouillard et la confusion, impossible de savoir. Le réflexe des survivants fut probablement de chercher un abri, de quitter les véhicules devenus des pièges mortels, de se disperser dans le terrain environnant.
Mais l’artillerie ukrainienne n’avait fait que commencer son travail. Les deuxième et troisième salves étaient déjà en l’air avant même que le premier obus n’ait touché sa cible. C’est le principe du tir rapide: saturer la zone avec plusieurs projectiles avant que l’ennemi n’ait eu le temps de réagir et de se disperser. Les explosions se sont succédé à intervalles rapprochés, transformant la section de route en un enfer de feu, de fumée et de fragments métalliques. Un deuxième véhicule a été touché, puis un troisième. Les soldats russes qui tentaient de s’enfuir à pied ont été fauchés par les éclats d’obus ou le souffle des explosions. Certains ont probablement survécu aux premières frappes, blessés, sonnés, cherchant désespérément une protection dans les fossés bordant la route. Mais le pire était encore à venir. Car l’artillerie n’était que la première phase de l’assaut ukrainien. Les drones de combat approchaient déjà de la zone, prêts à achever les survivants et à détruire les véhicules encore intacts. Aucune échappatoire. Aucune pitié. Juste l’application méthodique d’une doctrine de combat conçue pour éliminer l’ennemi avec une efficacité maximale.
Comment décrire l’horreur sans tomber dans le voyeurisme? Comment rendre compte de la violence sans la glorifier? Ces hommes sont morts. C’étaient des ennemis, certes. Des envahisseurs sur le sol ukrainien. Mais c’étaient aussi des êtres humains avec des familles, des rêves, des histoires. La guerre les a broyés en soixante minutes. Voilà. C’est tout ce qu’il reste d’eux maintenant: une ligne dans un rapport, un chiffre dans une statistique de pertes. L’histoire ne retiendra même pas leurs noms.
L'arme absolue du champ de bataille moderne
Les drones FPV comme instrument de mort
Si l’artillerie a initié l’embuscade, ce sont les drones FPV qui ont porté le coup de grâce à Oleksiyivka. Ces engins volants pilotés en vue subjective représentent l’innovation militaire la plus significative de la guerre russo-ukrainienne. Petits, agiles, bon marché, ils peuvent être produits en masse et déployés par milliers le long du front. L’Ukraine a investi massivement dans cette technologie, développant toute une industrie nationale de fabrication de drones militaires. Des ateliers clandestins aux usines automatisées, le pays est devenu une véritable puissance dans ce domaine. Chaque mois, des dizaines de milliers de nouveaux drones sortent des chaînes de production pour être envoyés au front. Les opérateurs, souvent de jeunes soldats formés en quelques semaines, ont développé une expertise redoutable. Ils peuvent piloter leurs engins à travers le brouillard, la fumée, les interférences électroniques, pour frapper avec une précision chirurgicale. Un drone FPV coûte entre quelques centaines et quelques milliers de dollars selon sa sophistication. Il peut transporter une charge explosive de plusieurs kilogrammes, suffisante pour détruire un véhicule blindé léger ou tuer plusieurs soldats regroupés.
À Oleksiyivka, les drones ont été déployés immédiatement après les premières frappes d’artillerie. Leur mission: identifier et détruire les véhicules survivants, traquer les soldats dispersés, empêcher toute fuite ou repli. Les vidéos de combat ukrainiennes montrent régulièrement ce type d’opérations: un drone s’approche de sa cible en volant bas, à grande vitesse, pilotant à travers les obstacles. L’opérateur voit en temps réel ce que voit la caméra embarquée, ajustant constamment sa trajectoire pour maintenir la cible au centre de l’écran. Au dernier moment, juste avant l’impact, l’image devient floue tant la vitesse est grande. Puis l’écran devient noir. L’explosion a eu lieu. La cible est détruite. L’opérateur prend déjà les commandes d’un autre drone pour répéter l’opération. C’est un travail méthodique, presque industriel. Pas de gloire, pas d’héroïsme romantique. Juste l’élimination systématique de l’ennemi cible après cible. Les Russes tentent de se protéger avec des brouilleurs électroniques, des systèmes anti-drones, des armes de petit calibre pour abattre les engins en vol. Mais la quantité finit par l’emporter sur la qualité des défenses. Face à dix drones simultanés, même le meilleur système de défense ne peut tous les intercepter.
Le mur de drones ukrainien
Les analystes militaires occidentaux parlent désormais du « wall of drones » créé par l’Ukraine le long du front. Cette métaphore décrit une réalité tactique nouvelle: une zone d’environ trente kilomètres de profondeur où la surveillance et la capacité de frappe par drones sont si denses qu’aucun mouvement ennemi significatif ne peut passer inaperçu. Dans cette zone, l’armée ukrainienne peut détecter, identifier, localiser et engager des cibles en quelques minutes. Les drones de reconnaissance volent en permanence, observant chaque segment du front, transmettant en temps réel les images vers les postes de commandement. Dès qu’un mouvement suspect est détecté, des drones d’attaque sont lancés depuis des positions arrières. Le délai entre la détection et la frappe peut être inférieur à cinq minutes dans les meilleures conditions. Cette capacité transforme radicalement la dynamique du combat. Les Russes ne peuvent plus concentrer des forces pour une attaque massive sans risquer d’être repérés et pilonnés avant même d’atteindre la ligne de front. Chaque véhicule, chaque groupe de soldats devient une cible potentielle. Le mouvement en plein jour est devenu suicidaire. D’où la stratégie russe d’exploiter le brouillard, la pluie, la nuit pour tenter de progresser.
Mais même ces conditions défavorables n’offrent plus qu’une protection relative. L’Ukraine a multiplié les types de drones pour couvrir tous les scénarios possibles. Drones avec caméras thermiques pour la vision nocturne. Drones avec capteurs radar pour voir à travers le brouillard. Drones à longue endurance capables de patrouiller pendant des heures. Drones rapides pour les frappes éclair. Drones lourds transportant des charges explosives importantes. Drones bon marché produits en série pour les missions suicide. Cette diversité assure qu’il existe toujours un type de drone adapté à chaque situation tactique. L’opération d’Oleksiyivka illustre parfaitement cette doctrine. Même dans le brouillard, les Ukrainiens ont pu détecter l’avancée russe, coordonner artillerie et drones, et annihiler l’ennemi en une heure. Le mur de drones n’est pas seulement une barrière défensive, c’est un instrument offensif qui permet de projeter la puissance de feu ukrainienne à distance sans exposer les soldats. Chaque drone détruit peut être remplacé en quelques jours. Chaque opérateur tué peut être remplacé en quelques semaines. Mais chaque soldat russe mort représente une perte irremplaçable pour Moscou qui peine déjà à recruter suffisamment d’hommes pour maintenir la pression offensive.
Les drones ont changé la guerre pour toujours. C’est une révolution comparable à l’apparition des mitrailleuses ou des chars au début du XXe siècle. Et nous sommes en train de la vivre en direct, filmée, documentée, diffusée sur internet. Cette guerre ukrainienne est devenue un laboratoire géant où se testent les tactiques du futur. D’autres conflits adopteront ces méthodes, ces technologies. La boîte de Pandore est ouverte. On ne pourra plus refermer le couvercle.
La coordination mortelle entre systèmes d’armes
L’efficacité de l’opération d’Oleksiyivka ne repose pas uniquement sur les drones ou l’artillerie pris isolément, mais sur leur coordination parfaite. C’est ce que les militaires appellent la guerre combinée: l’utilisation simultanée et complémentaire de différents systèmes d’armes pour créer un effet synergique supérieur à la somme des parties. L’artillerie fixe et désorganise l’ennemi. Les drones traquent et éliminent les survivants. L’infanterie sécurise le terrain une fois l’ennemi neutralisé. Cette doctrine nécessite des communications fiables, une chaîne de commandement réactive, et des unités entraînées à travailler ensemble. L’armée ukrainienne a progressivement développé ces capacités au fil de la guerre, apprenant de ses erreurs, intégrant les leçons de chaque bataille. Les premières années du conflit ont été marquées par des problèmes de coordination, des tirs fratricides, des opportunités manquées. Mais en 2025, après presque quatre ans de guerre intensive, l’appareil militaire ukrainien a atteint un niveau de professionnalisme remarquable. Les officiers subalternes disposent d’une grande autonomie pour prendre des décisions tactiques rapides sans attendre l’approbation de la hiérarchie.
Cette décentralisation du commandement contraste fortement avec la structure rigide et verticale de l’armée russe, où chaque décision importante doit remonter plusieurs échelons avant d’être validée. Le temps que l’information circule et que les ordres redescendent, la situation sur le terrain a déjà changé. Cette lenteur bureaucratique explique en partie les difficultés russes face à la guerre mobile et fluide pratiquée par les Ukrainiens. À Oleksiyivka, le commandant du secteur ukrainien a pu déclencher l’embuscade dès que les conditions étaient optimales, sans demander l’autorisation à son supérieur. Il disposait des moyens nécessaires: batteries d’artillerie pré-positionnées, stocks de munitions suffisants, opérateurs de drones prêts à intervenir, liaison radio fonctionnelle avec toutes les unités. Tout était en place pour transformer cette tentative d’infiltration russe en catastrophe. Et c’est exactement ce qui s’est produit. En l’espace d’une heure, trente hommes et cinq véhicules ont cessé d’exister. Les Russes n’ont même pas eu l’opportunité de riposter ou de se replier de manière organisée. Ce fut une exécution pure et simple. Un massacre méthodique. La manifestation brutale de la supériorité tactique ukrainienne dans ce type d’engagement.
La machine à broyer russe face au mur ukrainien
Plus d’un million de pertes russes
L’opération d’Oleksiyivka n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan sanglant de cette guerre. Selon les chiffres officiels de l’état-major ukrainien, publiés quotidiennement et largement repris par les médias internationaux, l’armée russe aurait perdu plus de 1 163 440 soldats depuis le début de l’invasion en février 2022. Ces chiffres incluent les morts, les blessés graves qui ne peuvent plus combattre, les prisonniers, et les disparus. Évidemment, ces statistiques sont contestées par Moscou qui maintient un black-out presque total sur ses pertes réelles. Le Kremlin publie occasionnellement des bilans largement sous-estimés, affirmant que quelques milliers de soldats seulement seraient tombés au combat. Mais les preuves s’accumulent pour démontrer l’ampleur catastrophique de l’hécatombe russe. Les cimetières s’agrandissent dans toute la Russie. Les familles reçoivent des lettres de notification de décès. Les réseaux sociaux russes, malgré la censure, laissent filtrer des témoignages de soldats désespérés décrivant des conditions de combat apocalyptiques et des pertes massives. Les services de renseignement occidentaux confirment que les chiffres ukrainiens, bien que probablement légèrement exagérés à des fins de propagande, ne sont pas fondamentalement inexacts.
Un million de pertes en moins de quatre ans représente une cadence de destruction extraordinaire. Pour mettre ce chiffre en perspective, l’Union soviétique avait perdu environ quinze millions de soldats durant toute la Seconde Guerre mondiale, sur une période de quatre ans également, mais face à une coalition d’ennemis et sur de multiples fronts. Ici, la Russie accumule des pertes massives face à un seul adversaire, sur un front relativement limité géographiquement, avec l’avantage théorique de combattre près de ses bases logistiques. Cette hémorragie humaine pose des questions vertigineuses sur la capacité de Moscou à poursuivre l’effort de guerre à long terme. D’où viennent tous ces soldats? Comment le Kremlin parvient-il à maintenir des effectifs sur le front malgré ces pertes? La réponse réside dans une combinaison de mobilisation forcée, de recrutement de mercenaires, de prisonniers libérés en échange de leur engagement militaire, et de contingents levés dans les régions pauvres de Russie où la prime d’engagement représente plusieurs années de salaire. Mais ces méthodes produisent des soldats mal entraînés, peu motivés, souvent envoyés au front après seulement quelques semaines d’instruction sommaire. Ces hommes constituent une chair à canon que les commandants russes n’hésitent pas à sacrifier dans des assauts frontaux désespérés.
Mille morts par jour
Les rapports quotidiens de l’état-major ukrainien font état d’une moyenne oscillant entre mille et mille deux cents soldats russes tués ou blessés chaque jour en novembre 2025. Le 22 novembre, le chiffre était de 1 170 pertes. Le 21 novembre, 1 050 pertes. Ces nombres représentent approximativement l’équivalent d’un bataillon complet éliminé quotidiennement. Sur une semaine, c’est une brigade entière qui disparaît. Sur un mois, c’est presque une division. À ce rythme, même une armée aussi massive que celle de la Russie devrait théoriquement s’effondrer rapidement. Pourtant, le front tient. Les Russes continuent d’attaquer. Les assauts se succèdent malgré les pertes terrifiantes. Comment expliquer ce paradoxe? D’abord, parce que le Kremlin a mobilisé des ressources humaines considérables, puisant dans un réservoir de plus de cent quarante millions de citoyens. Ensuite, parce que la machine de propagande russe parvient encore à convaincre suffisamment d’hommes de s’engager, soit par patriotisme, soit par appât du gain, soit par manipulation. Enfin, parce que les tactiques russes ont évolué pour minimiser l’impact tactique de ces pertes: attaques par petites unités dispersées plutôt que grandes formations, rotations fréquentes des unités pour éviter leur destruction complète, utilisation maximale de l’artillerie et des missiles pour limiter l’exposition de l’infanterie.
Mais ces ajustements ont un coût. La qualité moyenne des troupes russes a considérablement chuté. Les unités d’élite comme les parachutistes ou les forces spéciales ont été largement décimées durant les premières années de guerre. Aujourd’hui, le gros des effectifs est composé de conscrits, de mobilisés, de volontaires motivés par l’argent plus que par la conviction. Ces hommes manquent d’expérience, de cohésion, de moral. Face aux Ukrainiens endurcis par des années de combat, la différence de qualité est flagrante. C’est ce qui explique des désastres comme celui d’Oleksiyivka: une petite unité russe envoyée dans une mission hasardeuse, mal préparée, mal renseignée, qui se fait massacrer en une heure sans infliger la moindre perte à l’ennemi. Ces opérations ratées se multiplient le long du front, contribuant à l’accumulation vertigineuse de pertes. Pourtant, Moscou persiste. Chaque échec est suivi d’une nouvelle tentative. Chaque peloton détruit est remplacé par un autre. L’attrition devient stratégie. Le Kremlin semble parier que sa supériorité numérique finira par épuiser l’Ukraine malgré le coût exorbitant. Un pari macabre dont l’issue reste incertaine mais dont les conséquences humaines sont déjà cataclysmiques.
Mille morts par jour. Laissez ce chiffre résonner dans votre esprit. Mille familles endeuillées. Mille vies interrompues brutalement. Mille avenirs effacés. Et cela, chaque jour, depuis des semaines, des mois maintenant. L’esprit humain n’est pas équipé pour comprendre une tragédie de cette ampleur. On devient insensible aux statistiques. Mais derrière chaque chiffre, il y a un visage, une histoire, une personne qui respirait ce matin et qui ne respirera plus ce soir. Comment peut-on accepter cela?
L’acharnement suicidaire sur Pokrovsk
Pendant que le peloton russe se faisait anéantir près d’Oleksiyivka dans la région de Dnipro, un autre enfer se déchaînait quelques dizaines de kilomètres plus à l’est, autour de la ville de Pokrovsk. Ce centre logistique stratégique du Donbass est assiégé depuis plus d’un an par les forces russes qui y jettent des effectifs considérables. Le commandant en chef ukrainien Oleksandr Syrskyi a déclaré le 14 novembre que presque la moitié des combats sur l’ensemble du front de mille deux cents kilomètres se concentraient sur deux secteurs seulement: Pokrovsk et Kourakhove. La Russie aurait déployé cent cinquante mille soldats dans ce secteur, soit environ un quart de ses forces totales en Ukraine. Un effort massif pour s’emparer d’une ville dont la population d’avant-guerre n’excédait pas soixante mille habitants. Mais Pokrovsk n’est pas n’importe quelle ville. Elle contrôle un nœud ferroviaire et routier essentiel pour le ravitaillement des troupes ukrainiennes dans le Donbass. Sa capture ouvrirait la voie vers d’autres objectifs stratégiques plus à l’ouest et permettrait aux Russes de consolider leur emprise sur l’oblast de Donetsk, l’un des territoires qu’ils prétendent avoir annexé.
Les combats à Pokrovsk ont atteint une intensité rarement vue ailleurs sur le front. Les Russes lancent des assauts quotidiens, parfois plusieurs fois par jour, utilisant des groupes d’assaut composés de forces spéciales Spetsnaz chargées de neutraliser les positions ukrainiennes clés, suivies de vagues d’infanterie moins qualifiée pour exploiter les brèches. Cette tactique a permis aux forces russes de pénétrer dans le centre de Pokrovsk début novembre et de tenter d’étendre leur contrôle vers l’est et l’ouest. Mais chaque mètre gagné est arrosé de sang. Les défenseurs ukrainiens mènent ce que Syrskyi appelle une « défense active »: pas de simple résistance passive, mais des contre-attaques systématiques, des raids de drones, des embuscades qui infligent des pertes massives aux assaillants. Les Ukrainiens affirment que chaque mètre de territoire coûte des centaines de vies russes. Une affirmation probablement exagérée mais qui reflète une réalité: l’armée russe paie un tribut effroyable pour ses gains territoriaux limités. Le front autour de Pokrovsk ressemble à un gigantesque broyeur où les hommes sont déversés d’un côté et ressortent en morceaux de l’autre.
Le front oublié de Zaporijjia et Dnipropetrovsk
L’avancée silencieuse vers Huliaipole
Pendant que les médias internationaux concentrent leur attention sur Pokrovsk ou les frappes de drones sur Moscou, un autre secteur du front évolue dangereusement sans attirer beaucoup de regards: la région de Zaporijjia et l’ouest de Dnipropetrovsk. Ici, loin des grandes villes et des batailles spectaculaires, les Russes progressent méthodiquement depuis plusieurs mois. L’avancée est lente, quelques kilomètres par semaine, mais constante. Et surtout, disproportionnée par rapport aux efforts investis. Selon l’organisation ukrainienne DeepState qui cartographie les changements de ligne de front, soixante-neuf pour cent des gains territoriaux russes en octobre 2025 ont été réalisés dans cette zone, alors qu’elle ne concentrait que seize pour cent des opérations d’assaut russes totales. Cela signifie que les Russes obtiennent ici beaucoup plus de résultats avec moins de ressources. Pourquoi? Parce que la défense ukrainienne y est beaucoup plus faible que sur les secteurs principaux comme Pokrovsk. Les meilleures brigades ukrainiennes, les unités de drones d’élite, les réserves stratégiques sont toutes concentrées sur le Donbass. Le sud est dégarni, tenu par des brigades mécanisées de second ordre et des unités de défense territoriale moins entraînées.
Le résultat de ce déséquilibre commence à devenir visible et inquiétant. Les forces russes approchent dangereusement de la ville de Huliaipole, un centre logistique important situé à la jonction des oblasts de Zaporijjia et Dnipropetrovsk. Cette ville d’environ douze mille habitants avant-guerre est devenue presque déserte, seules quelques centaines de personnes âgées refusant d’évacuer. Les Russes ne sont plus qu’à quatre kilomètres, une distance qui les place à portée de mortiers. La chute de Huliaipole pourrait intervenir rapidement, selon plusieurs analystes, possiblement d’ici fin décembre si les tendances actuelles se poursuivent. Et les conséquences seraient graves. Cette ville protège l’accès à toute la ligne défensive ukrainienne en Zaporijjia, un front qui est resté remarquablement stable depuis le début de l’invasion. Si les Russes parviennent à percer ici, ils pourraient potentiellement menacer Zaporijjia elle-même, capitale régionale de sept cent mille habitants et l’une des plus grandes villes d’Ukraine. Moscou considère officiellement Zaporijjia comme territoire russe annexé, bien que la ville soit sous contrôle ukrainien. Sa capture représenterait un objectif politique majeur pour le Kremlin.
Le piège de l’étirement du front
Le problème fondamental auquel fait face l’Ukraine est simple mais insoluble: le front est trop long, l’armée trop petite. Mille deux cents kilomètres de ligne de front nécessiteraient théoriquement plusieurs centaines de milliers de soldats pour être défendus correctement, avec suffisamment de réserves pour colmater les brèches et mener des contre-offensives. Mais l’Ukraine, malgré plusieurs vagues de mobilisation, peine à maintenir des effectifs suffisants. Le pays manque d’hommes. La population totale n’excède pas trente-cinq millions d’habitants dans les territoires contrôlés par Kyiv, contre plus de cent quarante millions en Russie. Même avec une mobilisation complète, le rapport de force numérique reste défavorable. D’où les choix cornéliens que doit faire l’état-major ukrainien: défendre partout faiblement, ou défendre certains secteurs prioritaires au risque de voir les autres s’effondrer? Actuellement, la stratégie privilégie la défense acharnée du Donbass, considéré comme le secteur décisif. Pokrovsk, Kourakhove, Kostiantynivka monopolisent les meilleures unités et les ressources limitées. Mais cette concentration crée des vulnérabilités ailleurs. Le sud, autour de Huliaipole, est le parfait exemple de ces zones délaissées.
Les rapports en provenance de ce secteur décrivent une situation chaotique: unités mal coordonnées, rotations fréquentes qui empêchent la consolidation des positions, reculs désordonnés face à la pression russe. Les soldats ukrainiens se battent courageusement mais manquent de soutien, de munitions, de drones. Face à eux, les Russes progressent méthodiquement, exploitant chaque faiblesse détectée. Leur tactique a évolué: plutôt que de lancer de grands assauts coûteux, ils effectuent des pénétrations étroites mais profondes, s’enfonçant de dix à quinze kilomètres dans les lignes ukrainiennes lorsqu’ils identifient une zone vulnérable. Si ces pénétrations ne sont pas colmatées rapidement, elles se consolident: les Russes amènent des drones, des mortiers, des chars, creusent des tranchées, accumulent hommes et matériel. La position devient permanente. C’est exactement ce qui se passe autour de Huliaipole. Plusieurs de ces pénétrations ont été effectuées au cours de l’automne 2025, grignotant progressivement le territoire et encerclant lentement la ville. L’analyste Nikolay Mitrokhin de l’université de Brême prédit que d’ici fin décembre, Huliaipole pourrait être encerclée sur les deux tiers de son périmètre, forçant une évacuation ukrainienne désespérée ou pire, un encerclement complet.
On parle toujours des grandes batailles, des villes célèbres, des combats qui font les gros titres. Mais la guerre se joue aussi dans ces zones oubliées, ces fronts secondaires que personne ne regarde. C’est là que les catastrophes se préparent silencieusement, loin des caméras. Huliaipole est un nom que peu de gens connaissent aujourd’hui. Dans quelques semaines, si les prévisions se réalisent, ce sera partout dans les médias. Encore un désastre qu’on aurait pu voir venir mais qu’on n’a pas voulu regarder en face.
Dnipropetrovsk franchit la ligne rouge
L’oblast de Dnipropetrovsk occupe une place particulière dans cette guerre. Contrairement au Donbass ou à la Crimée, cette région n’a jamais été revendiquée officiellement par Moscou. Elle ne fait pas partie des territoires que le Kremlin prétend avoir annexés après ses referendums bidons de 2022. Pourtant, depuis août 2025, pour la première fois depuis le début de l’invasion, des troupes russes ont franchi la frontière administrative de cet oblast et ont commencé à s’y implanter. C’est un événement majeur qui a reçu relativement peu d’attention médiatique mais qui marque une escalade significative. Dnipropetrovsk est historiquement la deuxième région industrielle la plus importante d’Ukraine après le Donbass. Sa population d’avant-guerre dépassait trois millions d’habitants. Sa capitale, Dnipro, est la quatrième plus grande ville du pays avec sept cent mille habitants. Perdre ne serait-ce qu’une partie de cet oblast représenterait un coup économique et psychologique terrible pour l’Ukraine. Les responsables ukrainiens ont tenté de minimiser l’importance de ces incursions russes, affirmant qu’elles restaient limitées à quelques villages dans les zones frontalières. Mais les cartes publiées par DeepState montrent clairement que les Russes contrôlent désormais plusieurs localités à l’intérieur de l’oblast et continuent de progresser vers l’ouest.
Le village de Radisne, par exemple, a été officiellement déclaré capturé par le ministère russe de la Défense le 22 novembre 2025. D’autres localités comme Zaporizke et Novohhorivka sont contestées, les deux camps affirmant les contrôler. Cette confusion reflète la nature fluide des combats dans cette zone. Contrairement aux batailles urbaines de Pokrovsk où le front se stabilise autour de bâtiments fortifiés, ici la guerre est plus mobile, plus chaotique. Les villages changent parfois de mains plusieurs fois en quelques jours. Les Russes avancent, les Ukrainiens contre-attaquent, récupèrent une position, puis la perdent à nouveau sous la pression. C’est épuisant pour les défenseurs qui n’ont jamais le temps de se reposer ou de consolider leurs positions. Et c’est exactement ce que recherchent les Russes: épuiser, désorganiser, forcer les Ukrainiens à multiplier les efforts défensifs simultanés jusqu’à l’effondrement. Certains analystes occidentaux, dont des responsables de l’Union européenne, ont exprimé leur inquiétude face aux ambitions russes réelles dans cette région. Le colonel Pavlo Palisa, haut responsable du bureau présidentiel ukrainien, a averti que le Kremlin visait en réalité l’occupation de toute l’Ukraine à l’est du fleuve Dnipro. Cela inclurait non seulement le Donbass mais aussi Kharkiv, Dnipropetrovsk, Zaporijjia. Un plan démentiel qui partagerait l’Ukraine en deux.
Les armes du futur testées aujourd'hui
La révolution des drones transforme la guerre
L’Ukraine est devenue le premier conflit de l’histoire où les drones jouent un rôle plus important que l’aviation habitée traditionnelle. Les chasseurs, les bombardiers, les hélicoptères d’attaque existent toujours et interviennent occasionnellement. Mais l’essentiel des frappes aériennes, de la surveillance, de l’interdiction des mouvements ennemis est désormais assuré par des engins sans pilote. Cette révolution technologique était prévisible depuis des années mais elle s’est accélérée de manière spectaculaire en Ukraine. Les deux camps ont massivement investi dans cette capacité. L’Ukraine produit désormais des dizaines de milliers de drones par mois. La Russie a développé ses propres modèles, souvent copiés sur des designs iraniens, et les déploie également en grande quantité. Le résultat est un ciel saturé d’engins volants de toutes tailles, des micro-drones de reconnaissance pesant quelques centaines de grammes aux lourds drones d’attaque transportant des dizaines de kilos d’explosifs. Cette saturation crée un environnement opérationnel entièrement nouveau. Les tactiques militaires traditionnelles développées au vingtième siècle deviennent obsolètes. Se concentrer en grandes formations est suicidaire car les drones détecteront immédiatement cette concentration et l’artillerie la pilonnera. Se déplacer en plein jour attire l’attention des drones de reconnaissance.
Même les mouvements de nuit ne garantissent plus la sécurité face aux caméras thermiques. Les armées doivent complètement repenser leur manière de combattre. L’Ukraine a été pionnière dans cette adaptation, développant de nouvelles doctrines basées sur la dispersion, la mobilité, l’utilisation massive de leurres et de camouflage, et surtout l’intégration des drones à tous les niveaux de commandement. Chaque bataillon, chaque compagnie dispose maintenant de ses propres opérateurs de drones organiques. Un commandant de peloton peut demander une reconnaissance par drone de la zone qu’il doit attaquer et recevoir les images en quelques minutes. S’il identifie une cible prioritaire, il peut faire appel à un drone d’attaque pour la neutraliser avant même d’engager ses propres soldats. Cette capacité transforme radicalement la guerre d’infanterie. Les combats rapprochés, les assauts à la baïonnette, les prises de tranchées au corps à corps n’ont pas disparu mais sont devenus beaucoup moins fréquents. Souvent, l’affrontement se résout à distance: celui qui voit l’autre en premier, qui frappe en premier avec un drone ou de l’artillerie guidée, remporte l’engagement sans même que les fantassins n’échangent des coups de feu. L’opération d’Oleksiyivka illustre parfaitement cette nouvelle réalité: les Russes ont été détectés, bombardés et achevés par des drones sans jamais avoir aperçu un soldat ukrainien.
Les frappes profondes bouleversent l’arrière russe
Mais les drones ne servent pas uniquement sur la ligne de front immédiate. L’Ukraine a développé une capacité de frappe en profondeur qui lui permet d’atteindre des cibles à des centaines, voire plus d’un millier de kilomètres à l’intérieur de la Russie. Ces attaques visent des objectifs stratégiques: raffineries de pétrole, usines de munitions, dépôts de carburant, bases aériennes, infrastructures ferroviaires. Le but est de perturber la machine de guerre russe à sa source, de compliquer la logistique qui permet de maintenir les armées au front. Et ces frappes fonctionnent. De nombreux exemples récents en témoignent. Le 22 novembre, des explosions ont été rapportées dans plusieurs régions russes éloignées du front: la raffinerie de Saratov à plus de mille kilomètres, une usine pétrochimique à Orsk, des installations industrielles dans la région de Nijni Novgorod. Le ministère russe de la Défense a affirmé avoir intercepté trente-trois drones ukrainiens au cours de cette seule nuit, un chiffre qui illustre l’intensité de la campagne aérienne ukrainienne. Mais le fait même que Moscou doive mobiliser ses défenses anti-aériennes sur tout le territoire national démontre le succès de la stratégie ukrainienne. La Russie ne peut pas protéger simultanément le front et son arrière profond.
Les systèmes de défense aérienne russes les plus performants, les S-300, S-400, les Pantsir, sont massivement concentrés près du front et autour de Moscou. Cela crée des trous béants dans la couverture défensive du reste du pays. Des installations vitales situées à mille kilomètres de l’Ukraine ne disposent que d’une protection minimale. Les drones ukrainiens exploitent ces failles, volant à basse altitude pour échapper aux radars, utilisant des trajectoires imprévisibles, saturant parfois les défenses avec plusieurs engins simultanés pour qu’au moins l’un atteigne sa cible. Cette guerre aérienne asymétrique a des conséquences psychologiques importantes sur la population russe. Les habitants des grandes villes loin du front se croyaient en sécurité. Ils découvrent maintenant que la guerre peut les atteindre à tout moment. Les sirènes anti-aériennes retentissent régulièrement. Les aéroports ferment temporairement par mesure de sécurité. La vie quotidienne est perturbée. Le mythe de la supériorité militaire russe et de l’invulnérabilité du territoire national s’effrite progressivement. Et cette érosion du moral civil constitue peut-être, à long terme, un facteur plus décisif que les destructions matérielles causées par les drones eux-mêmes.
Les drones changent tout. Vraiment tout. Ce n’est pas juste une arme de plus dans l’arsenal, c’est une transformation complète de la nature même de la guerre. Et nous assistons à cette transformation en direct. Chaque vidéo publiée, chaque frappe filmée, chaque tactique innovante testée en Ukraine sera étudiée, copiée, améliorée par toutes les armées du monde. Cette guerre est un laboratoire géant. Et les leçons qu’on en tire façonneront les conflits des cinquante prochaines années. Terrifiant.
L’artillerie reste reine du champ de bataille
Malgré toute l’attention médiatique portée aux drones, il ne faut pas oublier que l’artillerie demeure l’arme qui tue le plus sur le champ de bataille ukrainien. Les statistiques militaires montrent que soixante-dix à quatre-vingts pour cent des pertes au combat sont causées par les tirs d’artillerie et de roquettes. Les drones tuent, certes, et de manière spectaculaire, mais ce sont les obus qui fauchent les vies par milliers. L’Ukraine et la Russie disposent toutes deux d’un arsenal d’artillerie considérable, hérité pour partie de l’ère soviétique et complété par des livraisons occidentales pour les Ukrainiens. Canons de calibre 152mm et 155mm, obusiers automoteurs, lance-roquettes multiples, mortiers lourds. Ces armes crachent quotidiennement des milliers de projectiles sur les positions ennemies. La consommation de munitions est colossale. Certains jours de combats intenses, l’artillerie ukrainienne peut tirer plus de dix mille obus. Les Russes, qui disposent de stocks plus importants, en tirent probablement le double ou le triple. Cette dépense effrénée pose des problèmes logistiques massifs. L’industrie de défense ukrainienne ne peut produire qu’une fraction des munitions nécessaires. Le reste doit être importé des alliés occidentaux. Mais la production occidentale, longtemps négligée après la fin de la Guerre froide, peine à suivre la demande.
Des pénuries de munitions ont régulièrement affecté l’armée ukrainienne, la forçant à rationner les tirs et à prioriser les cibles. En revanche, les Russes, malgré les sanctions internationales, semblent capables de maintenir un approvisionnement relativement stable, probablement grâce à leurs propres capacités de production et à l’aide de pays comme l’Iran et la Corée du Nord. Cette asymétrie dans la disponibilité des munitions constitue l’un des défis majeurs pour l’Ukraine. On revient toujours au même problème: une guerre d’attrition favorise le camp qui dispose des ressources les plus importantes. Or la Russie, malgré son économie affaiblie et les sanctions, conserve un avantage matériel significatif. L’Ukraine compense partiellement cet handicap par une meilleure efficacité: ses tirs d’artillerie sont mieux guidés grâce aux drones de reconnaissance, donc plus précis et moins gaspillés. Les Ukrainiens affirment atteindre leurs cibles avec trois ou quatre obus là où les Russes en tirent vingt ou trente au hasard. Mais même avec ce ratio favorable, l’équation reste difficile quand l’adversaire peut se permettre de tirer cinq fois plus de projectiles. À Oleksiyivka, l’artillerie ukrainienne a brillé: frappes rapides, précises, coordonnées avec les drones pour un effet dévastateur. Mais cette efficacité exemplaire ne peut être maintenue partout simultanément sur les mille deux cents kilomètres de front. D’où les difficultés dans des secteurs comme Huliaipole ou Pokrovsk où l’intensité des combats épuise les stocks et fatigue les servants.
Le coût humain invisible de l'interminable conflit
Les civils pris dans le broyeur
Pendant que les militaires s’affrontent, la population civile subit elle aussi un calvaire permanent. Les bombardements russes sur les villes ukrainiennes ne cessent jamais vraiment. Chaque nuit ou presque, les sirènes retentissent. Les missiles et les drones convergent vers les centres urbains. Parfois ce sont les infrastructures énergétiques qui sont visées, privant des millions de personnes d’électricité et de chauffage en plein hiver. Parfois ce sont les immeubles résidentiels qui sont frappés, massacrant des familles endormies. Le 20 novembre 2025, les frappes russes ont tué au moins huit civils dans les oblasts de Zaporijjia, Dnipropetrovsk et Tchernihiv. Vingt-cinq autres ont été blessés. Parmi les victimes: des enfants, des personnes âgées, une volontaire américaine, une journaliste. À Zaporijjia, une bombe aérienne guidée a frappé le centre-ville en soirée, tuant cinq personnes. À Dnipropetrovsk, deux femmes âgées ont été tuées par des drones et des bombes planantes. Ces morts s’ajoutent aux dizaines de milliers de civils déjà tués depuis 2022. Les statistiques précises sont impossibles à établir car de nombreux corps restent sous les décombres ou dans les territoires occupés. Mais les Nations unies, généralement conservatrices dans leurs estimations, reconnaissent que les pertes civiles se comptent par dizaines de milliers.
Les enfants paient un tribut particulièrement lourd. En 2024, les décès d’enfants ont augmenté de cinquante pour cent par rapport à l’année précédente. Ces chiffres glacent le sang. Ils témoignent de la brutalité aveugle d’une guerre qui ne distingue plus les combattants des innocents. Les hôpitaux, les écoles, les immeubles d’habitation sont devenus des cibles routinières pour l’artillerie et les missiles russes. Moscou nie systématiquement viser délibérément les civils, affirmant que toute victime collatérale résulte de la présence de forces militaires ukrainiennes dans les zones résidentielles. Mais les preuves documentées par de nombreuses organisations indépendantes démontrent le contraire: les frappes sur des cibles purement civiles sont fréquentes, systématiques même. Il s’agit d’une stratégie délibérée de terreur visant à briser le moral de la population ukrainienne, à semer la panique, à provoquer des mouvements de population massifs qui compliqueront la défense du pays. Cette guerre hybride, qui mélange objectifs militaires et civils, qui utilise la souffrance des innocents comme arme psychologique, représente une violation flagrante du droit international humanitaire. Mais les conventions de Genève semblent bien dérisoires face à des missiles qui s’abattent sur des immeubles d’habitation.
Les déplacés par millions
Au-delà des morts, il y a les déplacés. Des millions d’Ukrainiens ont fui leur domicile depuis le début de la guerre. Certains ont quitté le pays, se réfugiant en Pologne, en Allemagne, dans d’autres nations européennes. D’autres sont restés en Ukraine mais ont migré vers l’ouest, loin du front, espérant trouver la sécurité dans des régions moins exposées. Les villes de l’ouest comme Lviv ont vu leur population gonfler avec l’arrivée de centaines de milliers de réfugiés internes. Ces mouvements de population créent des tensions sociales, économiques, logistiques. Les infrastructures des villes d’accueil sont saturées. Le logement manque. Les emplois aussi. Les écoles doivent absorber des milliers d’enfants supplémentaires. Les hôpitaux sont débordés. Et pendant ce temps, les régions de l’est se vident. Des villes entières comme Pokrovsk ou Huliaipole ne comptent plus que quelques centaines d’habitants alors qu’elles en abritaient des dizaines de milliers avant la guerre. Les personnes qui restent sont généralement les plus vulnérables: les personnes âgées incapables de se déplacer, les très pauvres qui n’ont pas les moyens de partir, les têtus qui refusent d’abandonner leur maison malgré le danger. Ces populations deviennent des otages involontaires du conflit, coincées entre les lignes, subissant les bombardements des deux côtés, privées d’électricité, d’eau courante, de soins médicaux.
Les organisations humanitaires tentent de leur venir en aide mais l’accès aux zones de combat est extrêmement difficile et dangereux. Des convois humanitaires ont été bombardés. Des travailleurs humanitaires ont été tués. L’aide n’arrive souvent pas là où elle est le plus nécessaire. Et pendant ce temps, l’hiver approche. Les températures vont chuter en dessous de zéro. Sans chauffage, sans électricité, les conditions de vie deviendront insupportables. Combien de personnes âgées mourront de froid cet hiver dans leurs appartements bombardés? Combien d’enfants souffriront de malnutrition parce que les convois de nourriture ne peuvent pas passer? Ces morts invisibles, qui n’apparaîtront jamais dans les statistiques officielles de pertes militaires, représentent peut-être le coût humain le plus terrible de cette guerre. Car contrairement aux soldats qui ont choisi de combattre, ces civils n’ont rien demandé. Ils voulaient juste vivre en paix. Et la guerre les a broyés quand même, sans raison, sans logique, avec une cruauté absurde et aveugle. Voilà ce que cache chaque ligne sur une carte, chaque flèche indiquant une avancée russe ou une contre-offensive ukrainienne. Derrière les symboles militaires, il y a des vies détruites, des familles brisées, des destins anéantis.
Les morts militaires attirent l’attention. On compte les soldats tombés, on analyse les pertes, on débat des stratégies. Mais qui compte les civils? Qui pleure ces vies anonymes broyées par une guerre qu’ils n’ont pas choisie? Une grand-mère tuée par un drone dans son jardin. Un enfant enseveli sous les décombres de son immeuble. Un homme abattu en allant chercher de l’eau. Personne ne connaîtra leurs noms. Personne ne racontera leurs histoires. Ils seront juste des chiffres dans un rapport de l’ONU, une statistique parmi d’autres. C’est insupportable.
Les infrastructures méthodiquement détruites
Au-delà des pertes humaines directes, la Russie mène une campagne systématique de destruction des infrastructures ukrainiennes. Centrales électriques, sous-stations de transformation, barrages hydroélectriques, ponts, voies ferrées, usines, entrepôts. Tout ce qui permet à une société moderne de fonctionner est méthodiquement ciblé et détruit. L’objectif est transparent: rendre l’Ukraine invivable, forcer la population à fuir, affaiblir l’économie au point qu’elle ne puisse plus soutenir l’effort de guerre. Cette stratégie de la terre brûlée n’est pas nouvelle dans l’histoire militaire, mais son application avec des armes de précision modernes atteint une efficacité redoutable. Les Russes utilisent des missiles de croisière, des drones kamikazes, des bombes planantes pour frapper avec précision les nœuds critiques du réseau électrique ukrainien. Résultat: des millions d’Ukrainiens vivent désormais avec des coupures d’électricité quotidiennes pouvant durer plusieurs heures. En plein hiver, cela signifie pas de chauffage, pas de lumière, pas de moyens de cuisiner. Les hôpitaux fonctionnent sur générateurs de secours quand ils en ont. Les écoles ferment faute de conditions minimales. L’industrie ralentit ou s’arrête faute d’énergie stable. C’est une spirale descendante qui menace de paralyser le pays.
L’Ukraine tente de réparer les dégâts au fur et à mesure, avec l’aide technique et financière de ses alliés. Mais réparer prend du temps et coûte cher. Et dès qu’une infrastructure est réparée, elle devient à nouveau une cible prioritaire pour la prochaine vague de frappes russes. Un cycle sans fin de destruction et reconstruction qui épuise les ressources et le moral. La résilience de la population ukrainienne face à ces épreuves force l’admiration. Malgré tout, la vie continue. Les gens s’adaptent, s’organisent, s’entraident. Les quartiers installent des points d’eau communautaires quand le réseau ne fonctionne plus. Les voisins partagent leur électricité issue de générateurs. Les systèmes D se multiplient. Mais cette résilience a des limites. Combien de temps peut-on tenir dans de telles conditions? Combien d’hivers sans chauffage? Combien de semaines sans salaire parce que l’usine où vous travaillez a été bombardée? C’est le pari macabre de Moscou: que la société ukrainienne finira par craquer sous la pression cumulative de la guerre, des destructions, des privations. Un pari qui n’a pas encore réussi mais qui pourrait encore porter ses fruits si le conflit s’éternise des années supplémentaires. Car même le peuple le plus courageux finit par s’épuiser face à une adversité sans fin.
Conclusion
Soixante minutes pour effacer un peloton russe près d’Oleksiyivka. Un événement microscopique dans l’immensité d’une guerre qui dure depuis presque quatre ans. Trente soldats tués sur plus d’un million de pertes russes totales. Une goutte dans l’océan de sang qui inonde l’est de l’Europe. Pourtant, cette petite bataille raconte quelque chose d’essentiel. Elle révèle l’évolution profonde de la guerre moderne, l’efficacité létale des nouvelles technologies, la transformation complète des doctrines militaires. Elle montre aussi l’acharnement russe, cette volonté de continuer coûte que coûte malgré les pertes effroyables, malgré l’absence de victoire décisive. Et elle illustre la détermination ukrainienne, cette capacité à innover, à s’adapter, à tenir malgré l’adversité. Le front de Dnipropetrovsk n’est pas le plus médiatisé. Oleksiyivka n’est qu’un point perdu sur la carte. Mais c’est là, dans ces combats anonymes, que se joue le destin de nations entières. Car cette guerre ne se terminera pas par une bataille décisive, un siège épique, une reddition solennelle. Elle se terminera par l’accumulation de milliers de petits engagements comme celui-ci. Par l’épuisement progressif de l’un des camps. Par l’érosion lente de la capacité à combattre.
Les Russes continuent d’avancer dans certains secteurs. Pokrovsk est assiégée. Huliaipole menacée. Des villages tombent chaque semaine dans le Donbass et en Zaporijjia. Mais chaque mètre gagné coûte des centaines de vies. Chaque village conquis est un tas de ruines inhabitables. À ce rythme, combien d’années faudra-t-il pour atteindre le Dnipro? Combien de millions de soldats russes devront mourir? Et même si Moscou atteignait cet objectif fantasmé, qu’aurait-il gagné réellement? Des territoires dévastés, des populations hostiles, une économie ruinée par l’effort de guerre. La victoire ressemblerait étrangement à une défaite. Côté ukrainien, la situation n’est guère plus encourageante. Le pays tient, résiste, inflige des pertes massives à l’ennemi. Mais il s’épuise aussi. Le manque d’hommes devient critique. Les munitions manquent. L’aide occidentale, bien que toujours présente, semble moins enthousiaste qu’aux premiers mois de la guerre. La fatigue de la guerre s’installe, ici comme dans les pays alliés. Combien de temps l’Occident continuera-t-il à soutenir l’Ukraine financièrement et militairement? Que se passera-t-il si ce soutien diminue significativement? Ces questions hantent les responsables ukrainiens qui savent que leur survie dépend autant de Washington, Berlin ou Paris que de leur propre courage au combat.
Alors voilà. Une heure pour détruire un peloton russe près de Dnipro. Un succès tactique indéniable. Une démonstration de maîtrise militaire. Mais au final, que change cette victoire? Le front reste au même endroit ou presque. Les Russes enverront un autre peloton demain, puis un autre après-demain. L’attrition continue. Le broyeur tourne. Les morts s’accumulent des deux côtés. Et personne ne sait vraiment quand ni comment cela se terminera. C’est ça, l’horreur moderne de cette guerre du vingt et unième siècle: une violence industrielle, méthodique, filmée en haute définition et diffusée sur internet, mais qui ne mène nulle part. Une impasse stratégique où chaque camp peut infliger des dégâts terribles à l’autre sans parvenir à le vaincre définitivement. Les drones tuent. L’artillerie pilonne. Les soldats meurent par milliers. Mais le front bouge à peine. Quelques kilomètres gagnés ici, perdus là. Des villages détruits qui changent de mains. Des lignes sur une carte qui se déplacent imperceptiblement. Pendant ce temps, des vies sont détruites, des familles brisées, des avenirs annihilés. Pour quoi? Pour atteindre quel objectif qui justifierait un tel coût humain? Personne n’a vraiment de réponse convaincante. La guerre continue simplement parce qu’aucun des deux camps ne peut accepter de perdre. Alors on continue. On envoie d’autres soldats. On tire d’autres obus. On lance d’autres drones. Et on compte les morts. Jour après jour. Mois après mois. Année après année. Sans fin visible à l’horizon. Juste l’espoir que peut-être, un jour, quelqu’un trouvera le courage d’arrêter cette folie avant qu’il ne soit trop tard. Avant que toute une génération ait disparu dans ce gouffre insatiable. Avant que les ruines ne soient tout ce qui reste de villes autrefois prospères. Avant que la haine accumulée ne rende impossible toute réconciliation future. Il reste peut-être encore du temps. Peut-être. Mais chaque jour qui passe rétrécit cette fenêtre. Chaque mort rend la paix plus difficile. Chaque destruction éloigne la possibilité d’un retour à la normale. L’opération d’Oleksiyivka restera une note de bas de page dans l’histoire de cette guerre interminable. Mais pour les trente hommes qui y ont péri, c’était tout. Leur dernière heure. Leur dernière bataille. Leur dernier souffle. Et cela, au moins, mérite qu’on s’en souvienne.
Source : militarnyi
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