Les faits bruts, sans fard
Commençons par ce qui est solide, vérifiable, répété par plusieurs sources. Le MIDVOLGA‑2 est un tanker de produits chimiques et pétroliers, long d’environ 140 mètres, construit en 2014 et battant pavillon russe. Il appareille de Russie avec une cargaison d’huile de tournesol à destination de la Géorgie, transitant par les eaux internationales de la mer Noire. À environ 80 milles des côtes turques, dans la zone économique exclusive (ZEE) de Türkiye, l’équipage signale une attaque. La Direction générale des affaires maritimes turque publie un message sur X : le navire a rapporté l’incident, il continue d’avancer vers Sinop, ses moteurs fonctionnent, et il ne demande pas d’assistance. Les 13 marins à bord sont déclarés indemnes par Ankara et par l’agence fédérale russe des transports maritimes, qui parle de dommages limités à la superstructure, sans fuite ni pollution visible.
Ce choix de mots – « attaqué », « impact externe », « dommages mineurs » – dessine une silhouette sans encore révéler le visage. Il ne s’agit ni d’un accident de manœuvre, ni d’une collision avec un autre navire, ni d’un simple problème technique. L’événement est suffisamment sérieux pour être signalé, suffisamment maîtrisé pour ne pas déclencher d’opération de secours massive. À ce stade, Ankara ne désigne aucun responsable. La Russie, de son côté, évoque un drone. Les médias turcs, eux, parlent de « kamikaze drone », en écho aux attaques récentes contre les tankers Kairos et Virat. Le puzzle a donc ses bords : un navire civil, une cargaison alimentaire, une trajectoire commerciale classique, un impact violent mais contenu, des marins indemnes… et un auteur inconnu.
Ce qui reste volontairement dans le flou
Au‑delà de ces faits, le flou prend toute la place. Qui a frappé le MIDVOLGA‑2 ? Avec quel type de drone ou de munition ? À partir de quelle zone, quelle base, quel navire‑mère ? Ni Türkiye, ni l’Ukraine, ni la Russie ne fournissent pour l’instant de détails complets. Ankara insiste sur sa préoccupation pour la sécurité de la navigation dans sa ZEE, sans attribuer nommément la responsabilité. Moscou parle de drone, mais ne donne aucune donnée technique vérifiable. Kiev garde le silence, comme souvent lorsqu’il s’agit d’opérations menées loin de ses côtes, même si des responsables ukrainiens ont reconnu, les jours précédents, l’usage de drones navals contre les tankers Kairos et Virat liés à la flotte fantôme pétrolière.
Dans ce vide de certitudes, prolifèrent – comme toujours – les hypothèses. Drone de surface du type Sea Baby, comme contre le Kairos ? Drone aérien improvisé ? Mine dérivante oubliée, rescapée de mois de guerre en mer Noire ? Chacun projette son récit préféré sur la coque du MIDVOLGA‑2. Les réseaux pro‑russes y voient la preuve d’une « campagne de terreur » contre la flotte marchande. Des voix ukrainiennes officieuses suggèrent un avertissement ciblé au commerce russe, même quand il transporte de l’huile et non du pétrole. Les autorités turques, elles, semblent surtout décidées à rappeler que la mer Noire n’est pas un terrain de jeu sans règles. Et c’est peut‑être là l’élément le plus significatif : l’événement est assez grave pour qu’Ankara le rende public, mais la vérité opérationnelle reste, pour l’instant, coincée derrière les portes des services de renseignement.
Ce flou n’est pas un bug, c’est une stratégie. Je le sens presque physiquement : chaque acteur tient sa part d’information comme un morceau de puzzle qu’il ne veut pas poser sur la table trop vite. Comme chroniqueur, cela me frustre – j’aimerais pouvoir dire « voilà, c’était tel type de drone, parti de tel endroit ». Mais en même temps, ce silence en dit long. Il dit la peur d’Ankara de voir la mer Noire se transformer en zone de guerre déclarée. Il dit la volonté de Kiev – si l’Ukraine est bien impliquée – de rester dans la zone grise. Il dit aussi la gêne de Moscou, qui doit admettre qu’un navire battant son pavillon peut être frappé à 130 kilomètres d’une côte membre de l’OTAN sans qu’elle puisse vraiment l’empêcher.
Section 3 : qui est vraiment le tanker MIDVOLGA‑2 ?
Un navire civil, pas un monstre d’acier anonyme
Derrière le sigle un peu froid MIDVOLGA‑2 se cache un navire très concret. Les bases de données maritimes décrivent un tanker de produits chimiques et pétroliers de type moyen, long d’environ 140 mètres, large d’un peu plus de 16 mètres, pour une capacité de charge d’environ 6 500 tonnes. Construit en 2014, il navigue depuis sous pavillon russe, enchaînant les rotations entre ports de la mer Noire, de la mer d’Azov et des côtes turques. À la différence des mastodontes de la flotte fantôme pétrolière, comme le Kairos, ce n’est pas un géant océanique destiné à traverser la planète avec du brut. C’est un navire de travail, calibré pour le trafic régional de produits raffinés ou d’huiles végétales.
Au moment de l’attaque, le MIDVOLGA‑2 transporte une cargaison d’huile de tournesol en provenance de Russie vers un port de Géorgie. Rien, dans ce trajet, n’a en soi quelque chose de spectaculaire : ce sont ces flux discrets qui alimentent les marchés alimentaires, les usines agro‑alimentaires, les circuits de distribution. Et c’est justement ce contraste qui frappe. On n’est plus face à un navire explicitement accusé de contourner les sanctions pétrolières, mais face à un maillon de la chaîne alimentaire. Cela ne le rend pas politiquement neutre – il reste un actif de la Russie, générant des revenus, maintenant un commerce – mais cela brise le récit confortable selon lequel seules les « mauvaises » cargaisons seraient désormais exposées.
Un élément du commerce russe, donc de l’effort de guerre
Il serait naïf, pourtant, de présenter le MIDVOLGA‑2 comme un navire totalement innocent d’un point de vue stratégique. Dans une économie en guerre, chaque tonne de marchandise exportée contribue, directement ou indirectement, à la résilience financière de l’État qui l’expédie. L’huile de tournesol, produit emblématique du bassin mer Noire, fait partie des rares flux qui restent relativement demandés, y compris chez des partenaires qui prennent leurs distances avec le pétrole russe. À ce titre, un tanker comme le MIDVOLGA‑2 est un instrument – modeste, mais réel – de la capacité de Moscou à continuer à générer des devises, à payer ses importations, à financer son effort militaire en Ukraine.
La différence avec les tankers de la flotte fantôme, c’est la nature de la marchandise et la visibilité publique du contournement. Quand on cible un navire déjà inscrit sur des listes de sanctions, lié à des montages opaques autour du brut, le message est clair : ce sont les circuits parallèles de la rente pétrolière qui sont visés. Quand l’explosion touche un transporteur d’huile, le cadrage moral se trouble. Le navire est à la fois un acteur économique russe et un morceau d’une chaîne alimentaire globale. C’est ce double statut qui fait du MIDVOLGA‑2 un cas charnière : en lui, la guerre et le commerce se regardent dans un miroir qui ne renvoie plus une image simple.
Je dois l’avouer : c’est précisément ce mélange qui me dérange le plus. Quand un tanker de la flotte fantôme transportant du brut russe sanctionné prend un drone en pleine coque, une part de moi se dit « logique ». Quand c’est un navire chargé d’huile de tournesol, qui aurait tout aussi bien pu croiser des cargos ukrainiens ou géorgiens, le malaise monte d’un cran. On peut toujours expliquer que tout flux russe nourrit l’effort de guerre. Mais si l’on accepte ce raisonnement sans nuance, alors presque tout navire lié à la Russie devient une cible possible. Et là, j’ai peur que la mer se transforme en échiquier où l’on abat des pièces sans plus vraiment regarder ce qu’elles transportent.
Section 4 : Ankara en première ligne d’une mer piégée
La Turquie, arbitre inquiet de la mer Noire
Dans cette histoire, un acteur revient sans cesse : Türkiye. C’est elle qui reçoit en premier le signal du MIDVOLGA‑2, via sa Direction générale des affaires maritimes. C’est elle qui annonce publiquement l’attaque, qui confirme l’absence de victimes, qui précise que le navire poursuit sa route vers Sinop sans assistance. Et c’est encore elle qui, quelques jours plus tôt, devait déjà gérer les conséquences des attaques contre les tankers Kairos et Virat, frappés dans sa ZEE alors qu’ils se dirigeaient vers le port de Novorossiïsk pour charger du pétrole. Pour Ankara, la répétition de ces incidents n’a rien d’anodin : ils se déroulent dans un espace dont elle revendique la responsabilité, sur des routes cruciales pour son propre commerce, à quelques dizaines de milles de ses côtes.
Le président Recep Tayyip Erdogan l’a dit sans détour : ces attaques, qu’elles visent des tankers pétroliers de la flotte fantôme ou un navire d’huile de tournesol, constituent une escalade préoccupante. Elles menacent la sécurité de la navigation, la vie humaine, l’environnement marin. Et elles le font dans un espace où Türkiye joue un rôle clé, à la fois militaire et économique : gardienne des détroits du Bosphore et des Dardanelles, puissance régionale de la mer Noire, pays de transit pour une partie des flux énergétiques. Pour Ankara, laisser s’installer l’idée que sa ZEE est devenue un terrain de chasse pour des drones explosifs, quel qu’en soit l’auteur, serait un aveu d’impuissance difficile à accepter.
Une diplomatie d’équilibriste entre Kiev et Moscou
La position turque est d’autant plus délicate que Türkiye occupe une place singulière dans la guerre en Ukraine. Membre de l’OTAN mais alliée par intérêts à la Russie sur plusieurs dossiers, fournisseur de drones Bayraktar à Kiev tout en négociant des accords énergétiques avec Moscou, médiatrice centrale des accords sur le corridor céréalier puis des échanges de prisonniers, Ankara joue sur plusieurs tableaux à la fois. En condamnant les attaques contre les navires Kairos, Virat et désormais MIDVOLGA‑2, elle envoie un signal de fermeté : la mer Noire ne doit pas se transformer en zone où les litiges entre Moscou et Kiev se règlent au hasard des routes commerciales.
Mais Erdogan prend soin de manier les mots. Il critique les attaques, mais ne rompt ni avec Kiev ni avec Moscou. Il rappelle la préoccupation turque pour la sécurité maritime, mais ne menace pas explicitement de mesures contre l’un ou l’autre camp. Cette prudence n’est pas un hasard. La Turquie a besoin de maintenir des liens avec les deux capitales : elle dépend du gaz et du pétrole russes, tout en cherchant à étendre son influence dans l’OTAN et dans le monde ukrainien. Dans cette géométrie instable, chaque nouvelle explosion en mer Noire est à la fois une alerte sécuritaire et un casse‑tête diplomatique. Et le MIDVOLGA‑2, tanker d’huile mais symbole de cette tension, en devient malgré lui un marqueur.
Je regarde la position d’Ankara avec une forme de fascination inquiète. La Turquie veut tout à la fois : être le gardien des détroits, le médiateur raisonnable, le partenaire incontournable de Kiev, le voisin avec lequel Moscou doit compter. Et voilà que des drones – ukrainiens ou non – font exploser cette mise en scène en frappant, dans sa ZEE, des navires russes. On sent bien qu’Erdogan ne supporte pas l’idée que la mer juste en face de ses côtes se transforme en zone grise hors de contrôle. Et je me demande, honnêtement, combien d’incidents comme celui du MIDVOLGA‑2 seront nécessaires avant que la patience turque ne se fissure pour de bon.
Section 5 : drones, mines ou autre chose ? la bataille du récit
Officiellement : une attaque, officieusement : un drone
Les mots comptent. Türkiye parle d’« attaque » rapportée par le navire. La Russie évoque un drone. Des médias turcs citent des sources qui parlent de « kamikaze drone ». Des comptes de veille en ligne publient des photos montrant des impacts sur la superstructure du MIDVOLGA‑2, suggérant un engin venu frapper au‑dessus de la ligne de flottaison. Mais aucun document officiel turc ne mentionne explicitement un drone naval ou aérien. Ce choix de rester dans le flou n’est pas anodin : reconnaître noir sur blanc l’usage de drones explosifs dans la ZEE turque obligerait à des prises de position plus tranchées, notamment vis‑à‑vis de l’Ukraine, déjà soupçonnée d’être derrière les frappes contre Kairos et Virat.
Dans ce vide, ce sont les médias et les analystes qui construisent le récit. Beaucoup établissent un parallèle direct avec les attaques du 28 novembre contre la flotte fantôme pétrolière : même zone générale, même proximité relative des côtes turques, même schéma d’« impact externe », mêmes dégâts limités mais significatifs. La tentation est forte d’y voir la continuation d’une campagne ukrainienne visant les navires liés à la Russie – qu’ils transportent du pétrole ou de l’huile. Mais pour l’instant, ce n’est qu’une hypothèse, plausible, mais pas publiquement assumée. Et dans les guerres modernes, ce qui n’est pas assumé officiellement peut parfois compter autant que ce qui l’est.
La concurrence des récits : terreur, légitime défense, accident
Chacun, naturellement, projette sa propre grille de lecture sur la coque du MIDVOLGA‑2. Pour Moscou, l’attaque s’inscrit dans ce qu’elle décrit comme une « campagne de terreur » ukrainienne contre la navigation commerciale, soutenue par l’Occident. En insistant sur le caractère alimentaire de la cargaison – de l’huile de tournesol et non du brut – la Russie tente d’inverser la charge morale : ce ne serait plus elle qui met le monde en danger par ses frappes sur les ports et les infrastructures ukrainiens, mais bien Kiev qui menacerait la sécurité des routes maritimes. À l’inverse, des voix proches de l’Ukraine rappellent que la Russie a elle‑même visé des navires civils, des ports céréaliers, des terminaux de carburant, et que frapper des actifs économiques russes, même civils, relève de la légitime défense économique.
Entre ces deux récits, un troisième persiste : celui de l’accident. Et si le MIDVOLGA‑2 avait rencontré une mine dérivante ? Et si des débris d’armes précédentes flottaient encore dans la zone, prêts à frapper n’importe quel navire, russe, ukrainien ou neutre ? Cette hypothèse n’est pas absurde : la mer Noire est saturée de restes de guerre, de mines, de munitions perdues. Mais elle ne cadre pas avec la succession très ciblée des incidents récents, qui semblent viser quasi exclusivement des navires liés à la Russie. Dans cette bataille des récits, la vérité exacte sur ce qui a frappé le MIDVOLGA‑2 importe moins, pour l’instant, que la manière dont l’événement est instrumentalisé. Et c’est peut‑être cela qui, à long terme, abîme le plus notre capacité collective à voir clair.
Je me surprends à hésiter, presque à voix haute : est‑ce que j’écris « drone » comme une évidence, ou est‑ce que je reste prudemment sur « attaque non spécifiée » ? Cette hésitation, je la garde volontairement dans le texte, parce qu’elle reflète notre époque. Nous vivons dans un monde où l’on sait, à 95 %, ce qui s’est passé – un engin télécommandé frappant un navire russe – mais où le 5 % de doute restant est utilisé par chacun pour raconter l’histoire qui l’arrange. C’est inconfortable, oui. Mais c’est aussi dans cet inconfort que se joue, à mon sens, la seule forme d’honnêteté possible quand on commente une guerre qui adore la zone grise.
Section 6 : un troisième tanker en une semaine, la série noire
De Kairos et Virat à MIDVOLGA‑2
Le MIDVOLGA‑2 n’est pas un cas isolé. Il arrive après deux autres noms, devenus en quelques jours synonymes d’un nouveau front maritime : Kairos et Virat. Ces deux tankers, liés à la flotte fantôme pétrolière russe et sanctionnés par plusieurs pays occidentaux, ont été frappés le 28 novembre dans la mer Noire, eux aussi dans la ZEE turque, alors qu’ils se dirigeaient vers Novorossiïsk pour charger du pétrole. Dans ce cas, l’Ukraine, via son Service de sécurité (SBU), a revendiqué l’attaque, parlant de drones navals Sea Baby utilisés pour désactiver des navires participant au contournement des sanctions. Les images de ces tankers en feu ont fait le tour du monde, marquant un tournant : pour la première fois, Kiev frappait de manière assumée des navires commerciaux liés à la rente pétrolière russe.
L’attaque contre le MIDVOLGA‑2 s’inscrit clairement dans la continuité de cette séquence, même si aucune revendication officielle n’est venue l’adosser. Chronologie serrée, même zone maritime, même protagoniste central – Türkiye – même cible générale : des navires battant pavillon russe et alimentant, directement ou non, l’économie du pays agresseur. Le fait que ce troisième tanker transporte de l’huile de tournesol et non du brut complique la lecture, mais ne rompt pas totalement la cohérence stratégique. Aux yeux de ceux qui planifient ce type d’opérations, il s’agit de rendre la mer Noire dangereuse pour une large part du trafic russe, sans distinguer toujours finement la nature de chaque cargaison. Et c’est précisément cette extension du champ des cibles qui fait monter la tension d’un cran.
Une semaine qui redessine la carte mentale de la mer Noire
En l’espace de quelques jours, la perception de la mer Noire a changé. Ce qui, pour beaucoup, restait un théâtre secondaire de la guerre – loin derrière les tranchées, les villes bombardées, les centrales électriques ukrainiennes – apparaît désormais comme un espace où se joue une partie décisive de la confrontation. Trois tankers russes touchés, dans ou à proximité de la ZEE turque, cela signifie concrètement que les routes habituellement empruntées par la flotte commerciale russe ne sont plus sûres. Pour les marins, c’est une angoisse nouvelle. Pour les assureurs, un paramètre de risque supplémentaire. Pour les États riverains, un casse‑tête sécuritaire à gérer dans l’urgence.
Cette semaine noire pour les navires russes intervient alors que la mer Noire est déjà fragilisée par d’autres épisodes : attaques contre des ports ukrainiens, frappes sur des terminaux pétroliers russes, incendies de navires dans des ports, mines dérivantes. En frappant les tankers Kairos, Virat et maintenant MIDVOLGA‑2, la guerre en Ukraine s’installe un peu plus dans les esprits comme une guerre des flux autant que des territoires. Et c’est peut‑être cela, au fond, que racontent ces silhouettes de tankers immobilisés : la prise de conscience que les lignes d’approvisionnement, les routes maritimes, les corridors logistiques sont devenus des cibles à part entière, au même titre que n’importe quelle base militaire.
Je repense à la manière dont on parlait de la mer Noire il y a un an à peine : un théâtre « annexe », un décor de fond, un arrière‑plan stratégique. En quelques jours, trois noms – Kairos, Virat, MIDVOLGA‑2 – ont suffi à changer cette image. Ce ne sont pas des villes, ce ne sont pas des villages, ce sont des navires. Mais ils racontent quelque chose de très humain : la peur de ceux qui partent en mer sans savoir si leur trajet sera considéré, soudainement, comme une ligne de front. Et cette idée, pour être honnête, me hante un peu plus à chaque nouvelle explosion rapportée au large de la Turquie.
Section 7 : la sécurité en mer Noire vue de Türkiye
Une mer déjà saturée de risques
Pour Türkiye, la mer Noire n’est pas une abstraction stratégique, c’est un espace vital. Ses ports – Sinop, Samsun, Trabzon, Zonguldak – vivent au rythme des arrivées et des départs de navires de vrac, de tankers, de ferries. Ses chantiers navals, ses pêcheurs, ses compagnies de transport dépendent d’une chose simple : la prévisibilité. Or, depuis le début de la guerre en Ukraine, cette prévisibilité a volé en éclats. Mines dérivantes, frappes de missiles sur des ports, attaques de drones navals, incendies dans des terminaux, corridors céréaliers suspendus ou relancés au gré des négociations… La mer Noire est devenue un patchwork de zones plus ou moins risquées, plus ou moins surveillées, plus ou moins militarisées.
Dans ce contexte déjà tendu, les attaques contre les tankers Kairos, Virat et MIDVOLGA‑2 ajoutent une couche supplémentaire d’incertitude. Elles ne visent pas des navires ukrainiens, ni des cibles militaires déclarées, mais des navires commerciaux russes croisant dans des eaux où la Turquie exerce des droits et des responsabilités. Pour Ankara, c’est une double menace : sur sa réputation de gardienne des détroits et sur sa propre sécurité maritime. Chaque incident de ce type peut faire grimper les primes d’assurance pour les navires fréquentant ses ports, compliquer ses opérations de recherche et sauvetage, et l’obliger à renforcer ses patrouilles, ses radars, sa coopération avec les marines alliées.
Le message d’Erdogan : « inadmissible » mais sans rupture
Face à cette situation, la rhétorique du président Erdogan est calibrée. Il déclare les attaques contre les navires commerciaux en mer Noire « inacceptables », parle d’« escalade dangereuse » et insiste sur les risques pour la sécurité de la navigation et l’environnement. Mais il s’arrête avant de désigner clairement un coupable, surtout dans le cas du MIDVOLGA‑2, où la Turquie se limite à relayer les informations fournies par le navire et à confirmer l’absence de blessés. Cette nuance est importante : Ankara ne veut pas se retrouver entraînée dans un bras de fer direct avec l’Ukraine au moment même où elle tente de jouer encore un rôle médiateur dans les discussions de paix et dans la gestion des corridors maritimes.
En réalité, la Turquie envoie un message à tous les acteurs : la mer Noire ne doit pas devenir un espace où des opérations de plus en plus audacieuses seraient menées sans tenir compte des intérêts des États riverains. C’est une manière de rappeler que si Kiev a des raisons légitimes de frapper des actifs économiques russes, ces frappes ont un coût politique pour ses partenaires – y compris ceux qui l’aident. Et c’est aussi une façon d’avertir Moscou : la Russie ne peut pas se poser indéfiniment en victime des attaques de drones tout en menant, elle, des opérations qui mettent également en danger le trafic civil dans la région. Entre ces lignes, le MIDVOLGA‑2 devient un symbole : celui d’une patience turque qui n’est pas infinie.
Je trouve, à titre personnel, que l’on sous‑estime parfois la centralité de Türkiye dans ce que nous vivons. On commente les frappes, on analyse les drones, on dissèque les trajectoires, mais on oublie que, pour un pays comme la Turquie, chaque incident en mer Noire, c’est un risque de plus pour ses ports, ses marins, son économie. Quand Erdogan répète que ces attaques sont « inadmissibles », j’y vois pas seulement un calcul politique. J’y entends aussi la voix d’un État qui sait qu’il pourrait être le premier à payer la facture d’une mer transformée en champ de tir permanent.
Section 8 : l’ombre longue de la flotte fantôme russe
Des tankers gris au cœur de l’économie de guerre
Pour comprendre pourquoi ces attaques concentrent autant d’attention, il faut regarder l’arrière‑plan : la flotte fantôme russe. Depuis l’imposition de sanctions occidentales sur le pétrole russe, une constellation de navires vieillissants, battant des pavillons de complaisance et opérant dans un flou juridique soigneusement entretenu, a pris le relais pour transporter du brut vers des marchés prêts à l’acheter. Ces tankers coupent parfois leur système d’identification automatique, pratiquent des transferts de cargaison en pleine mer, changent de nom, de propriétaire apparent, de route, avec une souplesse qui frôle la cavalerie maritime.
Les tankers Kairos et Virat, frappés le 28 novembre, sont l’incarnation de cette flotte fantôme. Sanctionnés, liés à des montages opaques, accusés de participer au contournement des plafonds de prix, ils étaient des cibles presque « naturelles » pour une Ukraine décidée à frapper l’infrastructure pétrolière russe là où elle est la plus vulnérable. En les endommageant, Kiev a envoyé un message brutal : les profits générés par ce commerce gris ne sont plus garantis, les navires qui s’y prêtent ne sont plus intouchables. Et c’est dans ce contexte que l’attaque contre le MIDVOLGA‑2 intervient, à la fois dans la continuité et dans la rupture, puisqu’il ne s’agit pas d’un mastodonte de brut, mais d’un tanker plus modeste transportant de l’huile de tournesol.
MIDVOLGA‑2, entre commerce « normal » et économie de guerre
Le MIDVOLGA‑2 n’est pas, à ce stade, décrit par les bases de données de sanctions comme un pilier de la flotte fantôme. C’est un navire de travail, régulier, qui fait le lien entre ports russes et géorgiens avec des cargaisons de produits pétroliers ou d’huiles végétales. Mais il n’est pas non plus un navire neutre. Il appartient, directement ou via des sociétés écrans, à l’écosystème maritime russe. Il transporte une marchandise qui génère des revenus pour des entreprises russes, donc pour un État engagé dans une guerre d’agression. Et son trajet, en mer Noire, s’inscrit dans un réseau de flux où se mélangent, souvent, produits énergétiques, céréales, huiles, métaux. Dans un tel environnement, la distinction entre navire « innocent » et navire « complice » devient difficile à tracer.
C’est là que le cas du MIDVOLGA‑2 devient symbolique : si ce type de navire est désormais vulnérable aux drones, même sans être un maillon évident de la flotte fantôme pétrolière, alors c’est toute la cartographie du risque en mer Noire qui se modifie. Les armateurs, les assureurs, les États devront se demander : qu’est‑ce qui fait d’un navire une cible légitime aux yeux de ceux qui appuient sur le bouton ? Le pavillon ? La cargaison ? Le propriétaire ? Le simple fait de participer, de près ou de loin, à l’économie d’un pays agresseur ? À mesure que la guerre s’allonge, ces questions cessent d’être théoriques. Elles se gravent, littéralement, dans la tôle.
J’ai longtemps pensé – peut‑être naïvement – qu’il y aurait une sorte de ligne implicite : frapper les tankers de la flotte fantôme, oui, mais laisser en paix les navires de commerce « ordinaires ». Le MIDVOLGA‑2 vient fissurer cette illusion. Ce n’est pas un monstrueux tanker de brut, ce n’est pas un symbole de l’évasion pétrolière massive. C’est un maillon plus discret. Et le voir entrer dans la catégorie des « navires attaqués » m’oblige à une chose inconfortable : admettre que, dans une guerre totale, la frontière entre l’économie de guerre et l’économie tout court se réduit comme peau de chagrin.
Section 9 : droit international et attaques dans la ZEE turque
Ce que dit – et ne dit pas – le droit de la mer
Sur le plan juridique, l’attaque contre le MIDVOLGA‑2 se déroule dans une zone particulière : la zone économique exclusive (ZEE) de Türkiye. En droit de la mer, cette zone ne confère pas la pleine souveraineté, comme les eaux territoriales, mais elle donne à l’État côtier des droits exclusifs sur l’exploitation des ressources et une responsabilité accrue en matière de protection de l’environnement et de sécurité. En parallèle, les navires y jouissent de la liberté de navigation, comme en haute mer. Autrement dit, un navire russe comme le MIDVOLGA‑2 a le droit d’y passer, mais la Turquie a aussi le devoir d’y veiller à un minimum de sécurité, autant que possible.
Le droit international humanitaire, lui, pose d’autres repères : un État agressé – en l’occurrence l’Ukraine – peut frapper des objectifs militaires sur le territoire ou dans les eaux d’un État agresseur, tant que les principes de distinction, de proportionnalité et de précaution sont respectés. Si l’on considère un tanker participant directement à l’effort de guerre – par exemple en convoyant du pétrole qui finance l’armée – comme un objectif militaire, l’argument peut se défendre. Mais dans le cas du MIDVOLGA‑2, transportant de l’huile de tournesol, la justification devient plus fragile, plus discutable, plus attaquable par ceux qui voudront y voir une dérive.
États tiers, zones grises et responsabilité diffuse
L’autre problème, c’est la place des États tiers. Quand une frappe – drone ou autre – intervient dans la ZEE d’un pays comme Türkiye, ce pays se retrouve mécaniquement impliqué. Il doit sécuriser la zone, organiser d’éventuelles opérations de secours, gérer le risque de pollution, répondre à l’inquiétude de ses propres citoyens et de ses partenaires. Sans être attaqué lui‑même, il voit sa sécurité maritime affectée par un conflit qu’il ne contrôle pas. Et si cet État est, de surcroît, un acteur clé comme la Turquie – puissance régionale, membre de l’OTAN, gardienne des détroits – la moindre étincelle supplémentaire peut contribuer à une montée des tensions plus large.
C’est là que le cas du MIDVOLGA‑2 devient emblématique des zones grises du droit international contemporain. On peut argumenter que l’attaque vise un actif économique d’un État agresseur. On peut rétorquer qu’elle met en péril la liberté de navigation et l’autorité d’un État côtier qui n’est pas directement partie au conflit. Entre ces deux pôles, il existe peu de règles claires, sinon des principes généraux que chacun interprète à sa manière. Et c’est dans cet espace d’ambiguïté que se déploient aujourd’hui les drones navals, les attaques en ZEE, les opérations « non revendiquées ». Le droit n’est pas totalement absent, mais il est manifestement en retard sur la réalité.
Je ne suis pas juriste, et je n’ai pas la prétention de trancher là où des spécialistes eux‑mêmes se déchirent. Mais je sais ceci : quand un tanker est attaqué dans la ZEE d’un État tiers, avec un drone dont personne ne veut officiellement signer la paternité, ce n’est pas uniquement une question de « coup tactique réussi » ou non. C’est un révélateur. Révélateur du décalage entre nos textes et nos pratiques, entre nos principes affichés et nos réflexes de guerre. Et tant qu’on ne s’attaquera pas à ce décalage, on continuera à remplir les mers d’engins explosifs tout en feignant de croire que la liberté de navigation, elle, restera intacte.
Section 10 : ce que cette frappe change pour Moscou
Une vulnérabilité désormais impossible à nier
Pour la Russie, l’attaque contre le MIDVOLGA‑2 est une mauvaise nouvelle de plus dans une série déjà longue. Après les frappes sur des ports comme Novorossiïsk, les attaques contre les tankers de la flotte fantôme Kairos et Virat, l’incident du MIDVOLGA‑2 confirme une évidence : ses navires, même civils, même chargés d’huile et non de pétrole, ne sont plus à l’abri en mer Noire. La prétention du Kremlin à contrôler cet espace via sa flotte de la mer Noire et ses installations côtières se heurte à un fait simple : des drones, relativement bon marché, peuvent venir frapper des navires russes à plus de 100 kilomètres des côtes turques sans être interceptés à coup sûr.
Symboliquement, cela rogne l’image de puissance maritime que Moscou cherche à entretenir. Concrètement, cela oblige l’appareil d’État russe à déployer des moyens de protection supplémentaires : escorte de navires, renforcement de la surveillance aérienne et maritime, adaptation des routes, coordination avec des États côtiers comme Türkiye. Chaque navire à protéger consomme des ressources – militaires, financières, humaines – qui ne peuvent plus être affectées ailleurs. Et si même un tanker d’huile de tournesol devient un objet de préoccupation, c’est la preuve que la vulnérabilité ne se limite plus à quelques actifs stratégiques isolés.
Une pression qui s’ajoute aux frappes sur les ports et les terminaux
L’attaque contre le MIDVOLGA‑2 ne survient pas dans un vide stratégique. Elle s’ajoute à une campagne plus large visant les infrastructures énergétiques russes : ports, terminaux pétroliers, raffineries, oléoducs. Des frappes de drones et de missiles ont déjà touché des sites clés comme Novorossiïsk ou des terminaux sur la côte de la mer Noire, perturbant temporairement les exportations et montrant que la rente énergétique russe n’est pas intangible. En visant des navires comme le MIDVOLGA‑2, cette stratégie s’étend aux vecteurs mobiles du commerce russe.
Pour Moscou, cela pose un problème à double détente. D’une part, il lui devient plus coûteux, plus risqué, plus politiquement sensible de maintenir des flux commerciaux réguliers en mer Noire. D’autre part, chaque nouvel épisode de ce type donne des arguments supplémentaires à ceux qui, en interne, dénoncent l’incapacité de l’État à protéger ses actifs. À court terme, la Russie tentera de minimiser l’incident, en insistant sur l’absence de victimes et de pollution. À long terme, elle devra choisir : investir massivement dans la protection de sa flotte commerciale – au prix d’un effort financier important – ou accepter une attrition progressive de ses actifs maritimes, avec toutes les conséquences que cela implique pour son économie et pour sa posture de puissance.
Je n’ai aucune sympathie pour la décision du Kremlin d’attaquer l’Ukraine, et je n’ai aucune envie de pleurer sur le sort des actifs économiques russes. Mais en même temps, je vois bien le mécanisme à l’œuvre : plus la Russie montre qu’elle ne peut pas protéger ses navires en mer Noire, plus elle risque de réagir de manière brutale, irrationnelle, pour compenser cette perte d’aura. C’est ce réflexe de puissance blessée qui m’inquiète. Car dans ce réflexe, on ne compte plus forcément le nombre de drones, de tankers, de ports. On cherche un geste spectaculaire, quitte à prendre des risques que toute logique froide déconseillerait.
Section 11 : les équipages, ces oubliés au milieu du jeu stratégique
Treize marins, un impact, et presque aucun mot pour eux
Dans les dépêches, un détail revient, presque en note de bas de page : les 13 membres d’équipage du MIDVOLGA‑2 sont indemnes, ils n’ont pas demandé d’assistance, le navire poursuit sa route. Puis plus rien. Pas de noms, pas de visages, pas de récit de ce qui s’est passé au moment précis de l’« attaque ». Pourtant, ce sont eux qui ont entendu le bruit sec, senti la coque vibrer, vérifié en urgence si l’huile de tournesol n’était pas en train de fuir, si un incendie ne couvait pas quelque part. Ce sont eux qui ont dû décider, en quelques secondes, s’il fallait lancer un mayday ou continuer, vaille que vaille, vers Sinop. Et ce sont eux qui, désormais, doivent terminer la rotation, avec la conscience nouvelle que leur navire est devenu, volontairement ou non, un acteur d’un conflit qui les dépasse.
On pourrait objecter que c’est la dure loi de la mer : les marins naviguent dans des zones risquées, ils le savent. Mais il y a une différence entre accepter les dangers « classiques » – tempêtes, avaries, pannes – et se retrouver exposés à des drones explosifs programmés pour frapper la coque. Beaucoup de ces hommes n’ont rien demandé d’autre que de travailler sur un navire civil, dans une région où le commerce continue malgré la guerre. Leur vie quotidienne se retrouve soudain traversée par un langage de dommages collatéraux, de « dégâts mineurs à la superstructure », de « pas de fuite détectée », qui sonne terriblement abstrait quand on ne connaît pas la peur d’un impact proche du logement de l’équipage.
Entre salaire, loyauté et absence de choix
Il serait facile de les juger : « Ils n’avaient qu’à ne pas travailler pour un navire russe. » C’est oublier un peu vite que, dans l’industrie maritime, les marges de choix sont souvent étroites. On embarque là où il y a du travail, là où les contrats existent, là où l’on peut faire vivre sa famille. Certains de ces marins sont peut‑être russes, d’autres pas. Certains adhèrent peut‑être au récit du Kremlin, d’autres s’y opposent en silence. Mais ce qui les réunit, au moment de l’impact sur le MIDVOLGA‑2, c’est une chose très simple : ils se trouvent au mauvais endroit, sur le mauvais navire, au mauvais moment.
Dans les discours des capitales, ils restent invisibles. On parle de flotte fantôme, de navires sanctionnés, de objectifs militaires ou non. On oublie que derrière chaque coque, il y a des vies prises dans un engrenage. Et c’est peut‑être ce qui me frappe le plus dans ce type d’épisode : la manière dont la guerre transforme des marins, dont le métier consiste à dompter les éléments, en acteurs malgré eux d’un théâtre où les éléments les plus dangereux ne viennent plus du ciel ou de la mer, mais des écrans sur lesquels, quelque part, un opérateur décide d’envoyer ou non un drone sur leur trajectoire.
Je ne vais pas héroïser les marins du MIDVOLGA‑2, ni les transformer en symboles de quoi que ce soit. Mais je refuse de les laisser complètement hors champ. Quand je lis que « les 13 membres d’équipage vont bien », j’entends aussi tout ce qui n’est pas dit : l’adrénaline, la peur, le silence après le choc, les blagues forcées pour masquer que les mains tremblent encore un peu. La guerre adore les catégories : navires russes, navires ukrainiens, cibles légitimes, dommages collatéraux. Moi, je veux garder en tête qu’avant d’être un tanker, le MIDVOLGA‑2, c’est d’abord 13 êtres humains qui n’ont pas choisi d’entrer dans votre fil d’actualité.
Section 12 : le message envoyé aux armateurs et aux assureurs
Un nouveau risque à intégrer dans les calculs
Pour les armateurs et les assureurs, l’attaque contre le MIDVOLGA‑2 est un signal qui compte. Jusqu’ici, la guerre en mer Noire se traduisait surtout, pour eux, par des risques liés aux ports ukrainiens, aux routes proches des côtes russes, aux mines dérivantes. Les tankers de la flotte fantôme étaient déjà considérés comme des actifs à risque, en raison des sanctions, de leur âge, de leurs pavillons douteux. Mais un navire comme le MIDVOLGA‑2, plus « ordinaire », transportant de l’huile de tournesol sur un trajet commercial courant, élargit le périmètre des navires potentiellement concernés.
Concrètement, cela signifie que les calculs de risque vont devoir être réévalués. La zone à 80 milles de la côte turque, jusque‑là perçue comme relativement sûre – loin des ports ukrainiens, loin des côtes russes les plus militarisées – entre désormais dans une catégorie intermédiaire : ni tout à fait gérable, ni clairement interdite. Les assureurs devront décider si les primes pour les navires battant pavillon russe dans cette zone doivent augmenter, si des exclusions spécifiques liées aux drones doivent apparaître dans les polices, si certains types de cargaisons – pétrole, huile, produits chimiques – méritent un traitement différencié. Et ces décisions pèseront, à leur tour, sur la rentabilité de tout le segment maritime russe en mer Noire.
Quand la prime d’assurance raconte la guerre mieux que les discours
On parle beaucoup de discours, de symboles, de récits. Mais, dans le monde maritime, il existe un indicateur souvent plus sincère : la prime d’assurance. Quand elle grimpe pour les navires d’un pays, d’une zone, d’un segment particulier, c’est que le risque perçu, au‑delà des slogans, est devenu inquiétant. Les attaques contre Kairos, Virat et MIDVOLGA‑2 envoient un message aux assureurs : le réseau de tankers russes – qu’ils transportent du pétrole ou de l’huile – n’est plus un simple client, c’est un foyer de risque politique et militaire.
Si, dans les mois qui viennent, des compagnies commencent à refuser d’assurer certains navires, à exiger des surcharges importantes, voire à sortir complètement du marché des navires liés à la Russie en mer Noire, on pourra dire que les drones ont réussi là où des communiqués de sanctions se heurtaient à l’inertie. À l’inverse, si le marché absorbe ces incidents comme de simples « accidents » gérables, alors l’effet restera limité. La bataille autour du MIDVOLGA‑2 ne se joue pas seulement sur les radars, mais aussi dans des salles de réunion où l’on regarde des tableaux de risques et des courbes de rentabilité. Et, aussi cynique que cela paraisse, c’est parfois là que se décide la portée réelle d’une attaque.
Je suis frappé, presque à chaque fois, par ce décalage : on débat à l’infini de la légitimité des frappes, de la morale des cibles, des lignes rouges, mais au final, ce sont parfois les actuaires et les souscripteurs qui tranchent en silence. Si assurer un tanker russe en mer Noire devient trop cher, certains renonceront. Et cette renonciation aura plus d’effet sur la capacité de Moscou à exporter ses biens qu’une énième déclaration solennelle. Le MIDVOLGA‑2, en ce sens, n’est pas seulement un navire attaqué : c’est aussi une cellule dans un tableau Excel quelque part, qui vient de passer du vert à l’orange.
Section 13 : une guerre qui ronge toutes les routes commerciales
De la mer Noire à d’autres corridors vulnérables
L’histoire du MIDVOLGA‑2 n’est pas isolée sur la carte du monde. Elle s’inscrit dans un moment où plusieurs routes maritimes voient leur sécurité remise en question par des conflits, des groupes armés, des drones, des missiles. En mer Rouge, des navires commerciaux ont été attaqués, forçant des détours massifs autour de l’Afrique. Sur le Danube, des navires ont été pris dans des frappes visant des ports ukrainiens. Dans la Méditerranée orientale, des incidents ont visé des tankers proches de zones de tensions énergétiques. Partout, la même logique : la guerre ne se contente plus de lignes de front terrestres, elle infiltre les corridors par lesquels circulent le pétrole, les céréales, les engrais, les biens manufacturés.
La mer Noire, longtemps perçue comme un bassin régional, devient ainsi un laboratoire – au sens sombre du terme – de cette nouvelle réalité. Les attaques contre Kairos, Virat et MIDVOLGA‑2 montrent comment des drones navals relativement bon marché peuvent peser sur des flux commerciaux essentiels. Demain, d’autres régions pourraient voir des acteurs – États ou non – s’inspirer de ces méthodes. Et dans ce futur‑là, la distinction entre navires civils et cibles militaires, entre zones de guerre et routes neutres, entre commerce et conflit, risque de devenir de plus en plus fragile. Le tanker d’huile de tournesol frappé au large de Sinop n’est peut‑être qu’un avant‑goût de ce qui pourrait arriver si nous laissons cette logique se déployer sans garde‑fous.
Quand une attaque sur un tanker parle de nous tous
On pourrait être tenté de voir l’affaire du MIDVOLGA‑2 comme un détail technique d’une guerre lointaine : un navire russe, une attaque non revendiquée, un incident « géré » par les autorités turques, aucun mort, aucune marée noire. Mais ce serait se tromper de focale. Ce qui se joue là, c’est la façon dont nous acceptons – ou non – que les routes commerciales deviennent des espaces où la violence armée est un outil de politique ordinaire. Aujourd’hui, c’est un tanker lié à la Russie qui est touché. Demain, ce pourrait être un navire d’un autre pays, dans un autre conflit, justifié par d’autres motifs, mais reposant sur la même idée : frapper les flux pour faire plier un adversaire.
La guerre en Ukraine n’est pas la première à toucher des navires civils, loin de là. Mais elle est l’une des premières où l’usage de drones navals et d’attaques en ZEE d’États tiers devient un élément assumé – parfois revendiqué, parfois à demi‑mot – d’une stratégie globale. En ce sens, le choc discret sur la coque du MIDVOLGA‑2 nous concerne bien au‑delà du seul face‑à‑face entre Kiev et Moscou. Il parle de notre avenir commun, dans un monde où la circulation des biens repose sur des corridors que l’on croyait, peut‑être un peu trop, intouchables.
Je ne dramatise pas pour le plaisir de dramatiser. Mais je refuse aussi de minimiser ce qu’implique un drone frappant un tanker d’huile de tournesol à 80 milles de la côte d’un pays qui n’est pas partie au conflit. Cela me dit quelque chose de notre époque : la guerre se glisse partout où il y a de la valeur – du pétrole, des céréales, des données, des câbles. Et tant que nous ferons semblant de croire que cela ne nous concerne pas directement, tant que nous réduirons ces épisodes à des « incidents techniques », nous laisserons la logique de la force grignoter, morceau par morceau, l’espace fragile où le commerce reste un peu plus que la continuation de la guerre par d’autres moyens.
Section 14 : scénarios d’escalade et lignes rouges en mer Noire
Et si la prochaine fois, ça se passait mal ?
Dans le cas du MIDVOLGA‑2, on pourrait presque parler de « chance » : pas de victimes, pas de fuite de cargaison, pas d’explosion majeure. Mais cette relative « bonne issue » ne doit pas masquer la question la plus dérangeante : que se passerait‑il si, la prochaine fois, le scénario était plus sombre ? Un tanker plein, une explosion mal placée, une marée noire qui toucherait les côtes turques, bulgares, géorgiennes. Ou encore un navire d’un pays tiers frappé par erreur, un équipage tué, des images insoutenables circulant partout. Combien de temps les États riverains de la mer Noire accepteraient‑ils que leurs eaux deviennent le théâtre d’opérations aussi risquées sans réagir autrement que par des communiqués prudents ?
Les lignes rouges, pour l’instant, ne sont pas clairement tracées. Türkiye parle d’attaques « inacceptables », mais continue de ménager l’Ukraine. Moscou menace de « conséquences », mais sait qu’une sur‑réaction pourrait la mettre en porte‑à‑faux vis‑à‑vis d’Ankara. L’Ukraine, de son côté, teste jusqu’où elle peut pousser l’usage de ses drones navals sans se couper de partenaires clefs. C’est un jeu dangereux, où chacun avance à tâtons. Et dans ce jeu, chaque nouveau choc sur la coque d’un navire, qu’il s’appelle MIDVOLGA‑2 ou autrement, peut devenir l’étincelle qui transformera une tension gérable en crise ouverte.
Entre dissuasion et prudence, une marge de manœuvre étroite
Ce qui rend la situation encore plus délicate, c’est que les mêmes opérations qui comportent ces risques sont, du point de vue de Kiev, un outil de dissuasion. En montrant que même des navires russes relativement ordinaires peuvent être frappés en mer Noire, l’Ukraine espère convaincre Moscou que la poursuite de la guerre aura un coût croissant, pas seulement en soldats, mais aussi en flux économiques. Renoncer à ce type de frappes, pour Kiev, ce serait renoncer à un levier précieux dans un rapport de forces globalement défavorable. Mais persister, c’est prendre le risque de froisser des partenaires, d’alimenter la propagande russe, de provoquer un accident incontrôlable.
Dans cette marge de manœuvre étroite, les prochains mois diront si l’attaque contre le MIDVOLGA‑2 restera un épisode isolé ou deviendra un modèle reproduit. Une chose est sûre : plus ces attaques se multiplieront, plus la pression sera forte pour définir, au moins minimalement, des règles de conduite en mer Noire. Sans cela, on laissera le champ libre à une escalade par paliers, où chacun répliquera à l’autre sans qu’aucune ligne claire ne soit posée. Et dans une mer bordée par des États membres de l’OTAN, des puissances régionales, un pays agressé et un pays agresseur doté de l’arme nucléaire, ce jeu‑là ressemble, franchement, à une mauvaise idée.
Je ne suis pas assez naïf pour croire qu’on va inventer du jour au lendemain un code de bonne conduite pour les drones navals. Mais je suis assez inquiet pour dire ceci : si nous ne faisons rien, si nous laissons chaque camp définir seul ce qu’il considère comme une cible acceptable, alors le choc sur la coque du MIDVOLGA‑2 ne sera qu’un prélude. On s’habituera aux images de tankers endommagés comme on s’est habitué aux images de villes bombardées. Et un jour, une frappe visera le mauvais navire, dans la mauvaise zone, au mauvais moment. Ce jour‑là, on se demandera comment on a pu laisser la mer devenir un espace sans garde‑fous. La réponse sera simple, et un peu terrible : parce qu’on a préféré ne pas regarder trop près.
Conclusion : le jour où la mer Noire a cessé d’être neutre
Un tanker d’huile qui raconte une guerre totale
À première vue, l’histoire du MIDVOLGA‑2 pourrait sembler presque anodine : un tanker d’huile de tournesol frappé en mer Noire, aucun mort, pas de marée noire, un navire qui continue sa route vers Sinop, trois communiqués officiels et quelques vidéos granuleuses circulant sur les réseaux. Pourtant, si l’on regarde mieux, ce tanker discret raconte beaucoup plus. Il raconte une guerre qui n’épargne plus les routes commerciales, même quand elles transportent des produits alimentaires. Il raconte des drones capables de frapper à 80 milles des côtes d’un pays tiers, dans sa ZEE, sans que personne ne revendique ouvertement l’opération. Il raconte une Russie qui découvre que ses navires, même civils, sont vulnérables loin de ses propres ports. Et il raconte une Türkiye qui voit, sous ses fenêtres maritimes, la guerre se rapprocher un peu plus chaque semaine.
En ce sens, le choc sur la coque du MIDVOLGA‑2 marque un basculement symbolique : la mer Noire, déjà meurtrie par la guerre, cesse définitivement d’être un espace que l’on pourrait encore considérer comme neutre. Les tankers y deviennent des messages, les routes des leviers, les navires des pions dans une partie qui dépasse largement leur équipage. Que l’on considère cette attaque comme un acte de légitime défense stratégique ou comme un dangereux précédent, elle oblige à ouvrir les yeux sur un point : nous sommes entrés dans une époque où la guerre se joue aussi, et peut‑être surtout, dans la manière dont nous faisons circuler les biens, le pétrole, l’huile, les denrées. Et cette prise de conscience, une fois qu’elle s’impose, ne s’oublie pas.
Refuser de hiérarchiser les vies sans fermer les yeux sur les responsabilités
Reste une dernière question, plus intime, plus difficile : comment regarder ces épisodes sans tomber dans deux pièges symétriques ? Le premier serait de se réjouir sans nuance, au nom du châtiment d’un État agresseur, de chaque navire russe frappé – comme si les marins, les cargaisons, les mers traversées n’avaient plus d’importance. Le second serait de se laisser attendrir jusqu’à oublier qui a déclenché cette guerre et qui la subit depuis des années. La vérité, inconfortable, est entre les deux. Oui, la Russie a déclenché cette tragédie. Oui, l’Ukraine a le droit de cibler les instruments économiques qui nourrissent l’effort de guerre russe. Mais non, cela ne nous dispense pas de regarder en face le fait que, dans ces coques frappées au large de Sinop, il y a des vies qui comptent, quelles que soient leurs nationalités.
Le MIDVOLGA‑2 n’entrera sans doute jamais dans les livres d’histoire comme un symbole majeur. Ce n’est ni un croiseur coulé, ni un pont bombardé, ni une ville martyr. C’est un tanker touché, un peu abîmé, qui a continué sa route. Mais pour moi, comme chroniqueur, il restera comme un repère discret : le jour où un navire d’huile de tournesol m’a obligé à accepter que la mer Noire n’était plus un décor, mais un miroir. Un miroir où se reflètent nos contradictions, nos aveuglements, nos justifications, nos silences. Et tant que nous accepterons de nous regarder dans ce miroir sans détourner les yeux, il restera peut‑être une chance, ténue mais réelle, de limiter les dégâts de cette guerre qui, décidément, ne connaît plus beaucoup de frontières.
Je termine cette chronique avec un léger nœud au ventre. Pas parce que le MIDVOLGA‑2 me serait particulièrement sympathique, ni parce que j’ignorerais le contexte d’agression russe qui a rendu ces attaques possibles. Mais parce que je sens, dans ces silhouettes de tankers frappés au large de Türkiye, une ligne qui se déplace. Une ligne entre ce que nous considérons encore comme tolérable et ce que nous devrions, collectivement, refuser. Je ne prétends pas avoir la réponse toute faite. Je sais seulement que si nous cessons de poser la question, si nous nous contentons de classer ces événements dans des cases confortables – « succès » pour les uns, « terrorisme » pour les autres –, alors la mer continuera de se remplir de drones, de peur et de silences. Et cela, je n’arrive pas à l’accepter comme une simple fatalité.
Sources
Sources primaires
Déclarations de la Direction générale des affaires maritimes de Türkiye concernant le tanker MIDVOLGA‑2 attaqué à environ 80 milles (130 km) au large de la côte turque, avec confirmation de l’absence de blessés parmi les 13 membres d’équipage et de la poursuite de la route du navire vers le port de Sinop, publiées le 2 décembre 2025. Dépêches de l’Associated Press relatant l’attaque d’un tanker transportant de l’huile de tournesol de la Russie vers la Géorgie, la localisation de l’incident dans la ZEE turque et le fait qu’aucun appel de détresse n’a été émis ce jour‑là. Informations de Reuters et de médias turcs (notamment NTV et Daily Sabah) mentionnant un possible drone kamikaze et confirmant que le navire n’a pas demandé d’assistance tout en continuant sous ses propres moteurs. Communiqués de l’agence fédérale russe des transports maritimes (Rosmorrechflot) indiquant des dégâts limités à la superstructure, l’absence de fuite et la sécurité des 13 marins à bord.
Sources secondaires
Données techniques sur le tanker MIDVOLGA‑2 (année de construction 2014, longueur d’environ 140 m, pavillon russe, type tanker de produits chimiques et pétroliers) issues de bases publiques de suivi maritime. Articles de médias internationaux (AP, Euronews, Al Jazeera, The Moscow Times, Kyiv Post, Safety4Sea, Insurance Journal) replaçant l’attaque du MIDVOLGA‑2 dans la séquence plus large des frappes contre les tankers Kairos et Virat, deux navires liés à la flotte fantôme russe et attaqués par des drones navals ukrainiens au large des côtes turques fin novembre 2025. Analyses sur la « shadow fleet » russe et le contournement des sanctions énergétiques occidentales, ainsi que sur les hausses de primes d’assurance pour le trafic en mer Noire, issues de la presse spécialisée en transport maritime et en énergie. Déclarations publiques du président Recep Tayyip Erdogan dénonçant les attaques contre des navires commerciaux en mer Noire comme une « escalade préoccupante » menaçant la sécurité de la navigation et l’environnement, en lien avec les incidents visant les tankers Kairos, Virat et MIDVOLGA‑2.