Kairos, 274 mètres de métal sous sanctions
Kairos, c’est un mastodonte. Un tanker de type Suezmax, long d’environ 274 mètres, capable de transporter près de 150 000 tonnes de brut. Pendant des années, le navire a navigué dans une semi-obscurité réglementaire, changeant de pavillon, adoptant le drapeau de la Gambie avant d’être finalement rayé de ce registre pour irrégularités. Des bases de données comme OpenSanctions le classent comme membre à part entière de la flotte fantôme russe, cette constellation de tankers vieillissants utilisés pour acheminer du pétrole russe hors des circuits surveillés par le plafonnement des prix imposé par le G7 et l’Union européenne.
En 2025, le Royaume-Uni et l’Union européenne ont pris des mesures ciblées contre le Kairos, estimant qu’il participait à des opérations de transport de brut russe en violation des sanctions, via des schémas complexes de transferts de cargaison et de désactivation de systèmes d’identification automatique. Au moment de l’attaque, il se dirigeait vers Novorossiïsk en ballast, escorté à distance par l’indifférence relative d’un marché qui s’était habitué à voir ces navires jouer avec les limites des règles. Les drones Sea Baby, eux, ne se sont pas habitués : ils sont venus rappeler que ce type de navire n’est plus seulement un objet de débats réglementaires, mais une cible opérationnelle.
Virat, navire jumeau de la même économie parallèle
Le Virat appartient à la même constellation grise. Navire de taille comparable, lui aussi sanctionné par plusieurs juridictions occidentales pour sa participation à des transports de brut russe en dehors des règles de prix imposées. Comme son « jumeau » Kairos, il fonctionne dans ces zones d’ombre du commerce maritime : pavillon de complaisance, propriétaires opaques, assurances incertaines, trajets parfois camouflés par des coupures de signal AIS. Ces navires ne sont pas simplement des outils logistiques ; ce sont des instruments d’une économie parallèle qui permet au Kremlin de continuer à vendre son pétrole malgré les restrictions.
Le 28 novembre, le Virat suivait, à une trentaine de milles nautiques, une trajectoire similaire à celle du Kairos, direction Novorossiïsk, sans cargaison mais avec un objectif clair : se remplir de brut destiné aux marchés étrangers. D’après Reuters et d’autres médias, il a été frappé près de la salle des machines, provoquant de la fumée intense mais pas d’incendie incontrôlé, contrairement au Kairos. Les 20 membres d’équipage sont restés à bord, assistés par des navires de secours turcs. Sur le papier, le Virat n’est « qu’un » navire supplémentaire dans une liste de dizaines de tankers douteux. En réalité, il incarne, lui aussi, un maillon de cette chaîne qui permet à la Russie de monétiser son pétrole en marge des règles. Et c’est précisément cette chaîne que Kiev a décidé de faire craquer.
Il y a quelque chose de presque ironique dans le destin de Kairos et Virat. Pendant des mois, ces navires ont glissé sous les radars médiatiques, connus seulement des spécialistes, des analystes de sanctions, des traders qui savent lire les courbes AIS comme on lit un roman noir. Et puis soudain, les voilà en pleine lumière, filmés en feu, disséqués dans les colonnes des journaux. Comme si la mer elle-même venait rappeler que l’ombre a ses limites. Qu’une flotte fantôme peut finir, brutalement, par se matérialiser sous la forme d’un incendie visible depuis la côte.
Comment les drones Sea Baby ont frappé au large de la Turquie
La nuit du 28 novembre sur la côte turque
Le scénario se déroule en quelques heures, mais il est le résultat de mois de préparation technologique. Le 28 novembre, en fin de journée, au large de la côte nord de la Turquie, près des provinces de Kocaeli et de Zonguldak, le tanker Kairos signale une explosion externe, suivie d’un incendie massif. Les autorités maritimes turques dépêchent immédiatement des remorqueurs, des navires de secours et des équipes de lutte anti-incendie. Les 25 membres d’équipage sont évacués. Moins d’une heure plus tard, un second navire, le Virat, alerte à son tour sur un impact externe à environ 35 milles nautiques de la côte. Cette fois, pas d’évacuation, mais une mobilisation intense pour éviter un sinistre plus grave.
Dans les premières heures, Ankara évoque une « interférence extérieure » sans préciser la nature de l’attaque. Des hypothèses circulent sur de possibles mines dérivantes dans la mer Noire, déjà responsables de plusieurs incidents dans la région depuis 2022. Mais très vite, des sources ukrainiennes, relayées par l’Associated Press, Reuters et le Kyiv Independent, revendiquent une opération de drones navals. Les vidéos fournies montrent des engins de surface sans pilote fonçant vers les tankers, puis de puissantes explosions. Les fameux Sea Baby, déjà utilisés par Kiev contre le pont de Crimée et des navires de guerre russes, viennent de signer un nouveau chapitre de cette guerre en mer.
Des Sea Baby made in Ukraine, pilotés à très longue distance
Les Sea Baby ne sont pas des jouets. Ces drones de surface, conçus et produits en Ukraine, combinent charge explosive, navigation autonome et guidage à distance. Certaines versions peuvent parcourir plusieurs centaines de kilomètres, pilotées par des opérateurs situés très loin de la zone de combat, guidées par un mélange de coordonnées GPS, de reconnaissance optique et, selon les sources, de modules plus sophistiqués encore. Dans le cas du Kairos et du Virat, le SBU parle d’une « opération conjointe » avec la marine ukrainienne, visant explicitement des navires liés à la flotte fantôme russe.
Sur le plan tactique, l’attaque est d’une précision presque glaçante. Les drones Sea Baby frappent au moment où les navires sont vides, réduisant le risque de marée noire gigantesque tout en maximisant l’impact symbolique et économique : deux tankers neutralisés, des images spectaculaires, un message envoyé aux autres armateurs impliqués dans ce commerce parallèle. Sur le plan technique, c’est aussi une démonstration : les drones ukrainiens ne se contentent plus de frapper les abords de la Crimée ; ils opèrent désormais à proximité directe des eaux d’un membre de l’OTAN, dans un corridor maritime utilisé quotidiennement par des centaines de navires civils.
Il y a, dans cette histoire de Sea Baby, quelque chose de presque dérangeant dans le bon sens du terme : l’ingéniosité d’un pays agressé qui invente, sous la pression, des outils capables de toucher l’économie de guerre russe jusque dans ses lignes logistiques. Et en même temps, je ne peux pas m’empêcher de penser à la fragilité de cet équilibre : un petit engin bourré d’explosifs, lancé à des centaines de kilomètres, dans une zone où circulent aussi des navires neutres, des bateaux de pêcheurs, des cargos ordinaires. L’efficacité et le risque se tiennent ici par la main, et cela me met, sincèrement, un peu mal à l’aise.
Un coup porté à la « flotte fantôme » qui contourne les sanctions
La « shadow fleet », colonne vertébrale discrète du pétrole russe
Depuis l’imposition de sanctions occidentales sur le pétrole russe en 2022, une expression est devenue familière aux observateurs : la « shadow fleet », ou flotte fantôme. Il s’agit d’un ensemble de plusieurs centaines de navires, souvent anciens, parfois mal assurés, battant pavillon de pays tiers, qui transportent du pétrole russe en dehors des circuits traditionnellement contrôlés par les grandes compagnies maritimes et d’assurance occidentales. Ces tankers coupent parfois leurs systèmes AIS, effectuent des transferts de cargaison en pleine mer, changent de pavillon, de propriétaire apparent, de route, avec une souplesse qui frôle la pirouette juridique.
Les navires Kairos et Virat sont exactement ce type d’outils : des géants vieillissants, au statut juridique trouble, qui permettent à Moscou de continuer à expédier son pétrole vers des marchés prêts à l’acheter malgré les restrictions, en jouant sur les zones grises de la régulation. Jusqu’ici, la discussion sur cette flotte se concentrait sur les risques de sécurité et les critiques morales : navires mal entretenus, danger pour l’environnement, contournement délibéré des sanctions. Avec l’attaque ukrainienne, cette discussion bascule dans un autre registre : celui de la vulnérabilité militaire de cette économie parallèle.
Navires sans drapeau clair, routes opaques, profits bien réels
Les défenseurs de la flotte fantôme – quand ils se risquent à parler ouvertement – aiment à rappeler qu’il ne s’agit « que » de commerce, que ces navires ne transportent pas d’armes, qu’ils ne sont pas armés eux-mêmes. Mais ce commerce n’est pas neutre : il alimente directement le budget de l’État russe, donc sa capacité à prolonger la guerre en Ukraine. Les profits générés par ces cargos « gris » permettent de compenser une partie des pertes liées au plafonnement des prix et aux sanctions, de financer des importations critiques, de maintenir en vie une machine de guerre déjà sous pression.
En décidant de frapper deux de ces tankers, Kiev renverse la perspective : la flotte fantôme n’est plus seulement un problème pour les autorités maritimes ou les régulateurs financiers, c’est une cible pour les drones navals. Les routes opaques deviennent des trajectoires potentiellement mortelles, les pavillons de complaisance perdent leur aura de protection. Et là, la question se pose avec une intensité nouvelle : combien de temps les acteurs de cette économie parallèle continueront-ils à jouer avec le feu, maintenant que le feu n’est plus seulement métaphorique ?
On a longtemps décrit cette flotte fantôme comme un « accident en attente de se produire », une menace écologique qui finirait, un jour, par provoquer une catastrophe de grande ampleur. Ce que l’attaque contre Kairos et Virat montre, c’est qu’elle est aussi une cible en attente d’être frappée. Et ce glissement m’interroge profondément. Oui, il y a une forme de justice à voir des navires qui méprisent les règles se retrouver face à leurs conséquences. Mais je ne peux pas faire comme si l’océan était un terrain de jeu infini. Un jour, ce sont des tankers vides. Un autre, le scénario pourrait être bien plus sombre.
Ankara au centre de la tempête : zone économique turque, risque maritime
Une attaque dans la zone économique exclusive d’Ankara
Un détail rend cette opération particulièrement sensible : le lieu. Les frappes contre Kairos et Virat ont eu lieu dans la zone économique exclusive (ZEE) de la Turquie, à une trentaine de milles nautiques au large de sa côte nord. Autrement dit, dans des eaux où Ankara ne détient pas la pleine souveraineté, mais où elle exerce des droits exclusifs sur l’exploitation des ressources et une responsabilité accrue en matière de sécurité maritime. Pour le gouvernement turc, voir des drones explosifs frapper des navires commerciaux dans cette zone est un casus belli diplomatique : le porte-parole du ministère des Affaires étrangères a dénoncé des attaques posant des « risques sérieux » pour la navigation, la vie humaine, les biens et l’environnement.
Le président Recep Tayyip Erdogan lui-même a jugé ces actions « inacceptables », appelant à ce que la mer Noire ne devienne pas un espace où les navires civils servent de cibles dans un conflit qui dépasse ses frontières. Ankara rappelle que c’est elle qui a coordonné les opérations de sauvetage, l’évacuation des équipages, la lutte contre l’incendie, la stabilisation des navires, et que tout incident majeur dans cette zone pourrait avoir des conséquences directes sur ses intérêts économiques et sur la sécurité régionale. La Turquie, qui se pose depuis le début de la guerre comme médiatrice et puissance clé des détroits, se retrouve prise entre son soutien politique à l’Ukraine et sa volonté de protéger ses eaux.
Sauvetage, remorquage, diplomatie : la Turquie en première ligne
Concrètement, ce sont des remorqueurs et des navires de secours turcs qui ont combattu l’incendie sur le Kairos pendant des heures, avant de l’éteindre totalement. Ce sont encore des équipes turques qui ont remorqué le Virat vers une zone de mouillage plus sûre, tout en surveillant les risques de pollution et la stabilité de la coque. Les autorités maritimes turques ont ouvert des enquêtes, parlé d’« impacts externes », sans toujours nommer explicitement les drones, mais en laissant peu de doutes sur la nature non accidentelle des explosions.
Sur le plan diplomatique, Ankara a envoyé un message clair : ces opérations, même dirigées contre des navires sanctionnés, ne peuvent pas se dérouler dans sa ZEE sans conséquences. La Turquie a besoin de la liberté de navigation en mer Noire, pour ses propres exportations, son rôle de passage vers les détroits du Bosphore et des Dardanelles, et sa position de pivot énergétique. Les frappes ukrainiennes obligent donc le gouvernement d’Erdogan à un exercice d’équilibrisme : continuer à soutenir Kiev sur le fond – notamment contre la Russie – tout en traçant des lignes rouges autour de sa propre zone maritime. Un numéro de haute voltige diplomatique qui, à terme, pourrait limiter la marge de manœuvre de l’Ukraine en mer Noire… ou, au contraire, pousser Ankara à faire pression sur Moscou pour réduire l’intensité du conflit maritime.
Je trouve la position turque fascinante, et un peu inquiétante. Fascinante, parce qu’Ankara joue les acrobates, tentant de rester l’allié de l’Ukraine, le partenaire indispensable de l’OTAN, tout en ménageant Moscou et en défendant jalousement sa ZEE. Inquiétante, parce qu’on sent bien que la mer Noire devient un espace où une erreur de calcul, un drone mal guidé, un tanker mal identifié peuvent déboucher sur une crise diplomatique disproportionnée. Entre la défense légitime de l’Ukraine et la nécessité de ne pas faire dérailler toute la région, la ligne est mince. Vraiment très mince.
Moscou crie au scandale, Kiev parle de « succès »
Le Kremlin dénonce, accuse, dramatise
Du côté russe, la réaction ne s’est pas fait attendre. Le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a dénoncé une attaque « scandaleuse » contre des navires impliqués dans un commerce qu’il présente comme légal, insistant sur le fait que ces tankers opéraient dans une zone où les intérêts de pays tiers, comme la Turquie, étaient directement engagés. Moscou y voit une étape supplémentaire dans ce qu’elle décrit comme une « guerre hybride » menée par l’Ukraine avec le soutien tacite de l’Occident, visant non seulement ses infrastructures militaires, mais aussi son économie énergétique.
La Russie tente également de jouer sur le terrain de l’opinion internationale en insistant sur le risque créé pour la navigation commerciale. Elle se pose en défenseur, paradoxal, d’une certaine stabilité maritime, alors même que ses propres actions – de la suspension de l’initiative céréalière de la mer Noire aux frappes répétées sur les ports ukrainiens – ont largement contribué à déstabiliser la région. En dénonçant les frappes ukrainiennes sur la flotte fantôme, le Kremlin espère rallier à sa cause des pays inquiets pour la sécurité de leurs routes maritimes, ou simplement lassés de voir le conflit s’étendre à des espaces qu’ils considéraient jusque-là comme des couloirs de commerce relativement sûrs.
Kiev assume un « coup significatif » contre le transport pétrolier
À Kiev, le ton est radicalement différent. Des responsables de la sécurité ukrainienne, cités par plusieurs médias, parlent d’un « succès » et d’un « coup significatif » porté au transport de pétrole russe. Les drones Sea Baby auraient « accompli leur travail sur les navires », rendant le Kairos et le Virat inopérants pour une durée indéterminée. Dans cette lecture, les tankers ne sont pas des victimes collatérales, mais des outils économiques directement impliqués dans le financement de la guerre, donc des cibles légitimes au titre de la défense.
Les autorités ukrainiennes insistent aussi sur deux points : les navires étaient vides – limitant le risque de désastre environnemental – et aucune perte humaine n’a été signalée, les équipages ayant été évacués ou mis en sécurité par les services turcs. L’Ukraine souligne enfin que ces frappes s’inscrivent dans une stratégie plus large de pression sur l’industrie énergétique russe, déjà visée par des opérations de drones contre des raffineries et des terminaux d’exportation. Autrement dit, ce n’est pas un dérapage, c’est un choix assumé. Un choix qui, qu’on l’approuve ou non, dessine un nouveau visage de la guerre : une bataille non seulement pour le territoire, mais pour les routes du pétrole.
Je suis frappé par la symétrie perverse des discours : Moscou se drape soudain dans la défense de la navigation civile, Kiev se félicite d’un « succès » qui laisse deux monstres d’acier en panne dans la mer Noire. Et nous, observateurs, nous oscillons. Est-ce que frapper la flotte fantôme russe est légitime ? Oui, profondément. Est-ce que cela m’inquiète quand cela se passe tout près des côtes d’un pays tiers, dans une zone densément fréquentée ? Oui, tout autant. C’est cette tension que j’essaie de ne pas évacuer, même si elle ne rentre pas bien dans les slogans.
Une nouvelle étape dans la guerre navale de l’Ukraine
De la Moskva aux tankers : la montée en puissance des drones navals
Pour comprendre l’importance de cette frappe, il faut revenir un instant sur la trajectoire de l’Ukraine en mer Noire. Depuis 2022, Kiev a progressivement transformé un rapport de force totalement déséquilibré – une marine classique quasiment détruite face à une flotte russe puissante – en une campagne innovante fondée sur les drones navals et les missiles de précision. Le croiseur Moskva coulé, des navires de débarquement frappés, des corvettes endommagées à quai, des sous-marins touchés à Sevastopol : la liste des pertes russes continue de s’allonger, au point d’avoir obligé Moscou à déplacer une partie de sa flotte de Crimée vers Novorossiïsk.
Les Sea Baby sont devenus l’un des symboles de cette campagne. En s’attaquant cette fois non plus à des navires de guerre, mais à des tankers de la flotte fantôme, l’Ukraine élargit le spectre de ses cibles. Elle ne se contente plus de repousser la flotte russe loin de ses côtes, elle cherche à frapper la logistique économique qui se cache derrière. C’est un changement qualitatif : la guerre navale cesse d’être seulement une question de navires militaires, elle devient aussi une lutte pour contrôler (ou perturber) les flux énergétiques.
Forcer la flotte russe à se terrer… puis frapper ce qui reste
Cette évolution s’inscrit dans une stratégie plus large : celle qui consiste à rendre la mer Noire la moins accueillante possible pour les navires russes et ceux qui collaborent avec eux. Les attaques contre des ports, des dépôts, des terminaux pétroliers, les frappes répétées sur la Caspian Pipeline Consortium à Novorossiïsk, et maintenant l’attaque directe contre deux tankers illustrent une même logique : forcer Moscou à disperser ses moyens, à renforcer ses escortes, à rallonger ses routes, à payer plus cher chaque baril exporté.
La Russie, déjà contrainte de reculer en mer Noire, de déplacer ses navires de guerre, de limiter ses patrouilles, se retrouve face à un dilemme : protéger davantage sa flotte fantôme – au risque d’exposer encore plus ses unités militaires – ou accepter une attrition progressive de ces navires « gris » qui assurent ses exportations. Dans les deux cas, le coût monte. Et c’est précisément ce que cherche Kiev : transformer une mer autrefois dominée par la flotte russe en espace d’incertitude permanente, où chaque trajet peut, en théorie, être ciblé par un drone naval.
Quand je regarde la liste des navires russes endommagés, coulés, forcés de se replier, je me dis qu’il y a là une forme de revanche de l’« ingénierie légère » sur la lourde machinerie impériale. L’Ukraine n’a presque plus de marine classique, mais elle a des équipes capables de construire des drones navals qui changent le rapport de force. Et pourtant, même en admirant cette inventivité, je garde une inquiétude : plus ces outils sont efficaces, plus la tentation sera forte de les employer contre des cibles de plus en plus variées. La ligne entre navire de guerre, navire logistique, navire « seulement » complice de la flotte fantôme, peut vite devenir floue.
Le casse-tête du droit : cible militaire ou attaque contre un tiers ?
Ce que dit le droit international de ce type de frappes
Sur le plan juridique, l’affaire est tout sauf simple. D’un côté, le droit international reconnaît à un État agressé le droit de frapper des objectifs militaires sur le territoire – ou dans les eaux – de l’État qui mène l’agression, tant que les principes de distinction, de proportionnalité et de précaution sont respectés. Dans cette lecture, des tankers qui participent de manière directe au financement de la machine de guerre, transportant du pétrole russe via une flotte organisée pour contourner des sanctions, peuvent être considérés comme des objectifs liés à l’effort de guerre.
D’un autre côté, ces navires naviguent dans la zone économique exclusive d’un État tiers, la Turquie, et leurs équipages ne sont pas des combattants. Le fait que les tankers soient vides au moment de l’attaque réduit le risque écologique, mais ne l’annule pas. Surtout, la présence de navires civils dans un corridor fréquenté soulève des questions : jusqu’où peut-on accepter de militariser des zones de haute densité de trafic ? Combien de frappes de ce type peuvent être menées avant d’entrer dans un terrain où le droit peine à suivre, où les règles sont interprétées différemment selon les capitales ?
Cibles militaires, dommages collatéraux et rôle des États tiers
La position de la Turquie illustre ce casse-tête. Ankara n’a pas contesté le droit de l’Ukraine à se défendre contre la Russie, ni même la réalité du rôle de la flotte fantôme dans le contournement des sanctions. Mais elle rappelle que les opérations menées dans sa ZEE doivent prendre en compte ses intérêts vitaux : sécurité de la navigation, protection de l’environnement, stabilité économique. Pour les juristes, ces frappes posent aussi la question des États tiers : jusqu’à quel niveau de risque peuvent-ils être exposés par des opérations menées entre deux autres États sur leurs routes maritimes ?
À cela s’ajoute un élément de perception : la Russie, malgré son rôle d’agresseur, tente de se présenter comme une victime d’« attaques contre le commerce international ». Si ce récit prend, certaines opinions publiques pourraient finir par mettre sur le même plan des frappes ukrainiennes ciblant la flotte fantôme et les campagnes massives de missiles russes contre les villes ukrainiennes. Ce serait une comparaison profondément injuste, mais elle montre à quel point le terrain symbolique est glissant. Et dans ce terrain glissant, chaque drone qui frappe un navire dans des eaux fréquentées devient aussi un acte de communication involontaire.
Je ne suis pas juriste, et je n’ai pas envie de jouer au professeur de droit international de salon. Mais je sais une chose : dès qu’une guerre commence à déborder massivement sur des espaces partagés – mers, routes commerciales, réseaux énergétiques – elle oblige tout le monde à se positionner. Les États tiers, les armateurs, les assureurs, les organismes internationaux. L’attaque contre Kairos et Virat force ce débat. Et quelque part, c’est peut-être nécessaire. Je préfère un débat malaisant à un silence complice où la flotte fantôme continuerait de naviguer comme si de rien n’était.
Argent, pétrole, influence : ce que pèse vraiment la flotte fantôme russe
Le business de la flotte fantôme, entre opacité et tolérance
On pourrait croire que la flotte fantôme n’est qu’une poignée de navires marginaux. C’est faux. Des analyses récentes estiment qu’une part significative des exportations de pétrole russe dépend désormais de ces tankers opérant dans un flou juridique volontaire. Ils permettent de vendre le brut russe au-dessus des plafonds de prix officiels, d’éviter les contrôles des assureurs européens, d’engranger des revenus qui échappent à la transparence minimale exigée par les mécanismes traditionnels. Au final, ces navires sont un élément clé de la capacité de Moscou à continuer de financer sa guerre en Ukraine.
Ce business ne fonctionne que parce que beaucoup d’acteurs ferment les yeux. Des pays qui acceptent d’importer ce pétrole à prix réduit. Des registres maritimes qui valident des pavillons sans poser trop de questions. Des assureurs plus ou moins discrets qui couvrent, parfois, des navires dont les dossiers sont tout sauf clairs. La flotte fantôme prospère dans cet entre-deux : trop rentable pour être réellement stoppée, trop obscure pour être pleinement assumée. Et c’est précisément cette zone grise que les drones Sea Baby viennent perturber.
Sanctions occidentales et angles morts volontaires
Les sanctions occidentales visent de plus en plus explicitement ces navires. Le Kairos est ciblé par le Royaume-Uni et l’Union européenne ; le Virat par les États-Unis et plusieurs autres pays. Des listes noires s’allongent, des avertissements sont envoyés aux assureurs, aux ports, aux sociétés de classification. Mais, dans la pratique, il reste des angles morts, des complicités, des zones d’inaction. Tant que la rentabilité de ce commerce est supérieure au coût des sanctions, certains acteurs continueront à s’y risquer.
En frappant deux navires emblématiques de cette flotte fantôme, l’Ukraine ne se contente pas d’ajouter des noms à une liste de sanctions : elle ajoute un risque physique, tangible, immédiat. Ce n’est plus seulement la menace de perdre l’accès aux services financiers ou aux ports d’un certain nombre de pays ; c’est la possibilité très concrète de voir son navire immobilisé, endommagé, rendu inutilisable par un drone naval. Et pour beaucoup d’armateurs, ce risque-là, instinctivemen, compte parfois plus que des lignes de texte dans un journal officiel.
Je le dis avec une certaine gêne, mais aussi avec honnêteté : une partie de la communauté internationale savait exactement ce qu’elle faisait en laissant prospérer cette flotte fantôme. Tant que les tankers ne coulaient pas, tant qu’il n’y avait pas de marée noire spectaculaire, tant que le commerce continuait, on se contentait de condamner à voix basse. L’entrée des drones navals dans cette équation casse ce confort. Elle force les acteurs à regarder ce système en face. Et, même si cela m’inquiète, je comprends pourquoi Kiev a décidé de frapper là où cela fait vraiment mal.
Les risques écologiques et humains d’une guerre de drones en mer
Un incendie sans cargaison, mais pas sans risques
Un argument revient souvent pour relativiser l’attaque : les tankers étaient vides. Pas de cargaison, pas de fuite massive de pétrole, donc « pas de catastrophe ». C’est vrai, et c’est important. Le fait que les drones Sea Baby aient frappé avant le chargement a, de facto, réduit le risque de marée noire majeure. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y avait aucun danger. Un tanker de plusieurs centaines de mètres qui prend feu au large d’une côte densément peuplée reste une source de menaces : explosion possible de carburant, pollution locale, débris flottants, perturbation du trafic maritime.
Les autorités turques ont mobilisé des équipes spécialisées en environnement marin, des plongeurs, des navires anti-pollution, pour surveiller de près les coques, les éventuelles fuites de carburant ou de produits chimiques. Dans ce cas précis, les premiers rapports indiquent l’absence de déversement massif et la stabilisation des navires. Mais si l’on projette ce scénario à grande échelle, si d’autres tankers, peut-être chargés cette fois, devenaient des cibles, les conséquences pourraient être autrement plus graves. La mer Noire est déjà fragilisée par la pollution, la surpêche, les conséquences de la guerre. Ajouter à cela une série d’incendies de tankers serait un pas de plus vers un désastre écologique.
Et si le prochain tanker n’était pas vide ?
C’est la question que beaucoup n’osent pas poser trop fort : que se passe-t-il si un drone naval frappe un tanker plein, près d’une côte, dans un détroit, par mer mauvaise ? Une explosion massive, un navire qui se brise, des dizaines de milliers de tonnes de pétrole dans l’eau, des ports paralysés, des zones de pêche détruites. Tout le monde connaît ce scénario, tout le monde a en tête les images de catastrophes maritimes passées. Et tout le monde sait que la probabilité n’est plus théorique dès lors que des armes autonomes sont utilisées contre des navires civils, même liés au contournement des sanctions.
L’Ukraine, jusqu’ici, a montré une certaine prudence : choisir des navires vides, frapper à des distances où les opérations de sauvetage sont possibles, éviter les goulots d’étranglement. Mais la guerre est, par nature, un terrain de glissements progressifs. Ce qui paraît impensable aujourd’hui peut devenir, demain, une option discutée dans un état-major sous pression. C’est pour cela qu’il me semble essentiel de garder en tête le mot « risque », même dans un épisode qui, par chance, n’a fait aucune victime et n’a pas provoqué de catastrophe environnementale majeure. Le jour où un tanker chargé explosera, si cela arrive, il sera trop tard pour dire qu’on ne l’avait pas vu venir.
Je ne veux pas jouer les prophètes de malheur, mais je refuse aussi de me laisser hypnotiser par les seules vidéos spectaculaires. Oui, le fait que Kairos et Virat soient vides change beaucoup de choses. Oui, l’astuce ukrainienne est évidente : frapper le business sans déclencher de marée noire. Mais la guerre, par définition, échappe rarement à tous les calculs. Un jour, un drone ira trop loin, une cible sera mal évaluée, une cargaison ne sera pas exactement ce qu’on croyait. Et là, il faudra se demander pourquoi on a laissé la mer devenir un champ de bataille sans avoir posé, en amont, des limites claires.
Les messages envoyés aux armateurs et aux assureurs
Un avertissement direct aux armateurs
L’attaque contre Kairos et Virat ne parle pas seulement à Moscou. Elle parle aussi, très directement, aux armateurs qui louent ou exploitent des navires pour transporter du pétrole russe en dehors des circuits classiques. Jusqu’ici, le principal risque était juridique : sanctions, pertes d’accès aux services occidentaux, procès éventuels. Désormais, un autre risque est entré dans l’équation : voir son navire devenir une cible physique pour des drones navals. Même si l’équipage est sauvé, même si la cargaison est absente, immobiliser un tanker de cette taille représente une perte colossale.
Pour les armateurs, ce signal est brutal : accepter un contrat douteux pour transporter du brut russe ne signifie plus seulement s’exposer à une amende ou à une mauvaise réputation ; cela signifie s’exposer à une frappe potentielle en mer, avec les coûts de réparation, les pertes d’exploitation, la difficulté de trouver une assurance ensuite. Dans le langage discret du commerce maritime, ce type d’épisode compte souvent plus qu’un énième communiqué de sanctions. Les décisions d’investissement, de location, de changement de pavillon se prennent aussi à partir de cette nouvelle donnée : la flotte fantôme n’est plus seulement tolérée, elle est activement ciblée.
Quand la prime d’assurance raconte la guerre mieux que les discours
Le monde de l’assurance maritime est, par nature, très sensible au risque. Dès que des navires commencent à être frappés par des drones dans une zone donnée, les primes montent, les conditions se durcissent, certains assureurs sortent du marché. L’attaque contre Kairos et Virat s’inscrit dans une série plus large d’incidents qui concernent la mer Noire, la mer d’Azov, la mer Rouge. Chaque fois, les assureurs recalculent. Et, souvent, leurs décisions en disent plus sur la réalité de la guerre que les déclarations officielles.
Si, dans les mois qui viennent, on observe une hausse marquée des coûts d’assurance pour les navires impliqués dans la flotte fantôme, si certains ports ou sociétés de classification refusent désormais ces navires, on pourra dire que les drones Sea Baby auront eu un effet bien au-delà de l’incendie de deux tankers. Ils auront contribué à renchérir le prix de la contournement des sanctions, à rendre ce modèle économique moins attractif. À l’inverse, si rien ne change, si le commerce reprend comme si de rien n’était, on saura que la guerre en mer n’a pas encore suffisamment secoué les habitudes du business pétrolier. Et ce constat, lui aussi, serait lourd de sens.
Je crois beaucoup à cette idée que la guerre se lit aussi dans les chiffres discrets : les primes d’assurance, les taux de fret, les décisions de financer ou non un navire. On peut se perdre dans les discours, les justifications, les condamnations. Mais quand un assureur décide qu’un tanker lié à la Russie est trop risqué pour être couvert, il dit quelque chose de plus brutal que n’importe quel éditorial. L’attaque contre Kairos et Virat est une phrase écrite en feu sur la mer. Reste à voir comment les acteurs du secteur vont la lire.
L’équilibre fragile avec la Turquie et les détroits
Les détroits turcs, verrou de la mer Noire
Impossible de parler de cette attaque sans parler des détroits turcs. Le Bosphore et les Dardanelles sont les portes de la mer Noire. Tout navire qui entre ou sort de cet espace doit passer par ces couloirs étroits, contrôlés par la Turquie en vertu de la Convention de Montreux. Cela donne à Ankara un rôle de gardien : gardien du trafic commercial, gardien de l’équilibre militaire, gardien, aussi, des intérêts énergétiques qui transitent par là.
En frappant des tankers dans la ZEE turque, à quelques dizaines de milles nautiques de ces détroits, l’Ukraine s’avance sur un terrain extrêmement sensible. La Turquie peut difficilement accepter que ses eaux deviennent un espace où des drones explosifs croisent des navires civils sans réagir. En même temps, elle sait que la véritable source de l’instabilité est l’attaque russe contre l’Ukraine et la militarisation massive de la mer Noire par le Kremlin. Elle marche donc sur une ligne très fine, rappelant à Kiev ses responsabilités tout en continuant de coopérer avec elle sur d’autres dossiers, notamment militaires.
Jouer avec le feu sans fâcher Ankara
Pour Kiev, la Turquie est un partenaire trop important pour être traité à la légère. C’est un fournisseur de drones aériens, un soutien politique dans les négociations, un acteur clé de tout accord futur sur les exportations ukrainiennes. Mais c’est aussi un pays qui entretient des relations complexes avec Moscou, alternant confrontation et coopération. En menant des frappes dans la ZEE turque, même contre des cibles liées à la flotte fantôme russe, l’Ukraine prend le risque d’irriter un allié dont elle ne peut se passer.
Les premières réactions turques – condamnations fermes, mais pas de rupture – laissent penser qu’Ankara veut garder une marge de manœuvre. Elle rappelle le principe, teste la réaction ukrainienne, surveille celle de Moscou. À long terme, l’équation est délicate : si les drones Sea Baby deviennent des visiteurs réguliers des eaux turques, même sans provoquer de catastrophe, la patience d’Ankara pourrait s’épuiser. À l’inverse, si Kiev ajuste ses opérations, évitant les zones les plus sensibles, le message envoyé à la flotte fantôme pourrait être passé sans provoquer un véritable clash diplomatique. Entre ces deux scénarios, il y a toute une palette de possibles – et beaucoup d’incertitude.
J’avoue que c’est probablement ici que je suis le plus partagé. Une part de moi comprend la logique froide : si la flotte fantôme passe par les eaux turques, la frapper là où elle est accessible a un sens militaire. Une autre part de moi voit le risque : une nouvelle crise entre Ankara et Kiev, des tensions au sein de l’OTAN, un renforcement paradoxal de la main de Moscou. On parle de tankers, de drones, de détroits. En réalité, on parle d’un équilibre diplomatique incroyablement fragile, qui peut se dérégler pour un impact mal placé.
Ce que révèle cette attaque sur l’état de la flotte russe
Une flotte russe affaiblie mais encore dangereuse
La Russie aime se présenter comme une grande puissance navale. En mer Noire, la réalité est plus nuancée. Depuis 2022, la flotte de la mer Noire a encaissé une série de revers spectaculaires : navires coulés, bases endommagées, retraits de plusieurs unités vers Novorossiïsk. Les drones navals et les missiles ukrainiens ont transformé ce qui devait être un espace dominé par Moscou en un champ d’opérations où chaque sortie comporte un risque.
C’est dans ce contexte que l’on doit lire la dépendance accrue à la flotte fantôme pour exporter le pétrole. Plus la flotte militaire russe est contrainte, plus Moscou s’appuie sur des navires civils, souvent privés, pour faire circuler ses ressources clés. Les attaques contre Kairos et Virat mettent en lumière cette fragilité : la Russie n’a pas les moyens de protéger chaque navire sanctionné, chaque tanker qui se dirige vers Novorossiïsk. Elle peut menacer, dénoncer, promettre des représailles, mais concrètement, elle se retrouve face à une campagne ukrainienne qui cible ses failles structurelles.
Symbolique et réel : ce que change la paralysie de deux tankers
Sur le plan strictement matériel, immobiliser deux tankers dans la mer Noire ne va pas arrêter la machine pétrolière russe. D’autres navires prendront le relais, d’autres routes seront empruntées, d’autres montages financiers seront inventés. Mais la portée symbolique est forte : pour la première fois de manière aussi visible, des membres de la flotte fantôme sont frappés et montrés en feu, leur vulnérabilité exposée au monde entier.
Pour Moscou, c’est un rappel humiliant que son pouvoir maritime ne suffit pas à protéger les instruments de son économie grise. Pour Kiev, c’est un signal envoyé à tous ceux qui participent, directement ou non, à cette économie parallèle. Pour les observateurs, c’est un indice supplémentaire que la guerre s’étend non seulement dans l’espace – des tranchées aux ports, des centrales électriques aux routes maritimes – mais aussi dans la nature de ses cibles. Et ce glissement, qu’on le veuille ou non, change notre manière de regarder la mer Noire : non plus comme un simple théâtre annexe, mais comme un front à part entière.
Je ne crois pas que deux tankers endommagés vont, à eux seuls, faire vaciller la stratégie russe. Mais je crois à la puissance des symboles quand ils s’additionnent. Un croiseur emblématique coulé. Des bases navales obligées de reculer. Des raffineries frappées. Et maintenant, des navires de la flotte fantôme immobilisés en feu. Chacun de ces épisodes, pris isolément, pourrait être relativisé. Ensemble, ils dessinent une réalité : la Russie n’est plus maîtresse en mer Noire. Et ce constat, pour un régime qui mise tant sur l’image de puissance, est peut-être plus corrosif qu’on ne le pense.
Vers une guerre des routes maritimes ?
La tentation de multiplier les frappes en mer
Une fois qu’une ligne est franchie, il est difficile de revenir en arrière. En frappant des tankers de la flotte fantôme dans la mer Noire, l’Ukraine ouvre une porte. La question est de savoir si elle l’entrebâille ou si elle finit par l’ouvrir grand. Les arguments en faveur d’une extension de ces opérations sont clairs : chaque navire immobilisé complique le commerce pétrolier russe, envoie un signal aux autres armateurs, fait monter les coûts. Dans un conflit où Kiev dispose de ressources limitées, frapper des cibles à haute valeur économique mais à faible risque humain apparent (navires vides, équipages évacués) peut apparaître comme un choix « rationnel ».
Mais la tentation de multiplier ces frappes se heurte à plusieurs obstacles : la patience des États tiers, à commencer par la Turquie ; la capacité de la Russie à réagir de manière imprévisible ; le risque d’accidents majeurs ; la difficulté de garder une distinction claire entre cible « légitime » et navire simplement présent au mauvais endroit. Plus cette nouvelle phase de la guerre en mer s’installe, plus il sera difficile d’en limiter les effets. On glisse alors vers un scénario de « guerre des routes maritimes », où chaque corridor, chaque détroit, chaque zone économique devient potentiellement un terrain d’affrontement.
Vers un monde où aucune route commerciale n’est vraiment neutre
Ce qui se joue en mer Noire dépasse largement ce théâtre. On l’a vu en mer Rouge, avec des navires attaqués par des groupes armés, provoquant des détours massifs, des coûts supplémentaires, des risques d’escalade. On le voit, désormais, en mer Noire, avec des drones navals ciblant des tankers liés à la flotte fantôme. On peut très bien imaginer que d’autres conflits, demain, s’emparent des mêmes tactiques : frapper vos routes, vos ports, vos navires plutôt que vos troupes.
Dans ce monde-là, aucune route commerciale n’est vraiment neutre. Chaque tanker devient un possible message, chaque porte-conteneurs une variable stratégique. Les États, les compagnies, les assureurs devront alors intégrer cette nouvelle donne : la guerre n’est plus seulement une affaire de frontières terrestres, elle est aussi une guerre des flux. L’attaque contre Kairos et Virat est peut-être l’un des premiers grands épisodes de cette nouvelle ère. Espérons, très franchement, qu’elle n’en devienne pas le modèle par défaut.
Je ne veux pas tomber dans le catastrophisme, mais je refuse aussi de minimiser ce que nous sommes en train de voir. Deux tankers frappés par des drones navals, dans la ZEE d’un pays clé, au cœur d’une mer traversée par d’innombrables routes commerciales. Cela ressemble à un avertissement. Soit nous le prenons au sérieux et nous réfléchissons collectivement à des garde-fous – sans pour autant exiger de l’Ukraine qu’elle renonce à se défendre –, soit nous acceptons que la mer devienne, de plus en plus, un espace où la frontière entre commerce et combat s’efface. Ce choix-là ne concerne pas que Kiev et Moscou. Il nous concerne tous.
Conclusion : quand la mer Noire devient le miroir brûlant du conflit
Ce que ces deux silhouettes en feu disent de la guerre
Au bout du compte, les images des tankers Kairos et Virat en feu dans la mer Noire condensent presque tout ce que cette guerre est devenue : une confrontation où les drones prolongent les bras des États, où la bataille se joue autant sur les flux économiques que sur les lignes de front, où des espaces que l’on croyait « neutres » – mers, détroits, corridors commerciaux – se retrouvent happés dans le champ de bataille. L’Ukraine, en frappant deux navires de la flotte fantôme russe, rappelle que la guerre n’est pas seulement une question de territoires occupés, mais aussi de ressources mobilisées, de circuits financiers, d’infrastructures de transport.
En même temps, ces silhouettes en feu nous obligent à regarder en face les limites et les dangers de cette nouvelle phase. Oui, il est légitime de s’attaquer aux mécanismes qui permettent à la Russie de financer sa agression. Non, cela ne se fait pas dans un vide parfait, sans risques pour les États tiers, pour l’environnement, pour l’équilibre régional. La mer Noire, ce jour-là, devient un miroir : elle reflète à la fois la vulnérabilité de la flotte fantôme, l’inventivité de l’Ukraine, la colère de Moscou, l’inquiétude d’Ankara, et notre propre difficulté à penser une guerre qui déborde partout.
Je termine cette chronique avec une sensation étrange, un mélange de lucidité et d’inconfort. Lucidité, parce que je vois bien la logique de fond : tant que la Russie s’appuiera sur une flotte fantôme pour alimenter sa machine de guerre, l’Ukraine cherchera des moyens de la perturber, y compris en mer. Inconfort, parce que je sens aussi le sol se dérober un peu sous nos pieds : chaque drone naval lancé contre un tanker ouvre un peu plus la porte à une guerre des routes maritimes dont on ne mesure pas encore toutes les conséquences. Entre ceux qui applaudissent sans nuance et ceux qui condamnent par réflexe, j’essaie de garder un espace : celui où l’on peut soutenir le droit d’un pays à se défendre, tout en prenant au sérieux les questions vertigineuses que cela pose à la mer, à la loi, et à notre capacité collective à rester humains au milieu des flammes.
Sources primaires
Les informations factuelles sur l’attaque contre les tankers Kairos et Virat proviennent en premier lieu des déclarations d’un responsable du Service de sécurité d’Ukraine (SBU) cité par le Kyiv Independent, confirmant l’utilisation de drones navals Sea Baby dans une opération conjointe avec la marine ukrainienne, le 28 novembre 2025, au large de la côte turque. Les dépêches de l’Associated Press et de Reuters reprises par plusieurs médias (ABC News, The Independent, gCaptain, etc.) fournissent des détails sur la chronologie de l’attaque, la localisation approximative des navires (28 à 35 milles nautiques de la côte turque), le fait qu’ils étaient vides et en route vers le port de Novorossiïsk, et la nature des dommages subis (incendie et immobilisation du Kairos, dommages près de la salle des machines et fumées importantes sur le Virat).
Les communications officielles de la Turquie – déclarations du ministère des Transports et de l’Infrastructure, du porte-parole du ministère des Affaires étrangères, ainsi que les propos du président Recep Tayyip Erdogan – servent de base pour décrire la réaction d’Ankara : confirmation des explosions, opération de sauvetage des équipages (25 marins évacués du Kairos, 20 restés à bord du Virat), caractérisation des incidents comme des impacts externes dans la zone économique exclusive turque, condamnation des frappes comme une menace pour la sécurité de la navigation, la vie humaine et l’environnement. Les déclarations du porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov, rapportées par Reuters, constituent la principale source sur la position officielle russe, qualifiant les frappes d’« outrageuses » et les présentant comme des attaques contre les intérêts de la Russie et de pays tiers.
Sources secondaires
L’analyse de la flotte fantôme russe, de la place des tankers Kairos et Virat dans ce dispositif, et du rôle des drones navals Sea Baby s’appuie sur plusieurs sources secondaires. Un article détaillé de Naval News explique le déroulement de l’attaque en mer Noire, la nature des drones utilisés, et replace l’épisode dans la campagne plus large menée par l’Ukraine contre la flotte de la mer Noire, en rappelant les navires militaires russes déjà détruits ou gravement endommagés. Des analyses publiées par des sites spécialisés comme gCaptain et EU Today décrivent les caractéristiques techniques du Kairos et du Virat (taille, pavillon, historique de sanctions) et insistent sur leur appartenance à une flotte de tankers sanctionnés utilisée pour contourner les plafonds de prix imposés au pétrole russe.
Des bases de données comme OpenSanctions fournissent les éléments de contexte sur les sanctions visant directement les tankers Kairos et Virat, ainsi que la notion de shadow fleet (flotte d’anciens navires opérant sous pavillons de complaisance, avec des propriétaires opaques et des pratiques de navigation irrégulières). Enfin, plusieurs articles de médias internationaux (ABC News, Al Jazeera, The Independent, agences de presse) sont utilisés comme sources de recoupement pour la description du rôle de la Turquie dans les opérations de secours, les réactions diplomatiques, les risques écologiques limités par l’absence de cargaison, et les implications plus larges de cette attaque pour la sécurité des routes maritimes en mer Noire et pour l’évolution de la guerre navale entre l’Ukraine et la Russie.